Popularisé en 2000 par Paul Crutzen et Eugene Stoermer, l’anthropocène est bien un concept : un mot qui attrape un aspect de la réalité, enlie et délie certaines dimensions et surtout qui pointe un problème, en l’occurrence l’influence massive et généralisée des humains sur la planète.
Si l’anthropocène désigne plus précisément une nouvelle ère d’ordre géologique, il faut toutefois reconnaître que l’idée d’une interpénétration des histoires humaine et naturelle avait déjà été soulevée, notamment par Michel Serres livrant son interprétation philosophique des modifications climatiques : « L’histoire globale entre dans la nature, la nature globale entre dans l’histoire : voilà de l’inédit, en philosophie » (Serres, 1989, p. 18). Peu après, Bruno Latour diagnostiquait aussi l’interpénétration des phénomènes naturels et sociaux, à travers la « prolifération des hybrides » rendant caduques les approches clivées des objets naturels d’une part, et des phénomènes sociaux de l’autre (Latour, 1991).
C’est pourtant le terme d’anthropocène, forgé par un chimiste de l’atmosphère et un biologiste, qui sert aujourd’hui communément de marqueur d’une crise contemporaine et il faut en effet reconnaître à ce concept la valeur d’alerte qu’il a pu avoir. Pourtant, les deux racines grecques le parent d’atours trompeurs, et d’une allure philosophique, qui ne pouvait manquer de susciter le soupçon des praticiens des sciences humaines. Très vite, ce concept a suscité des critiques, que ce texte ne fait qu’évoquer et regroupe par commodité en trois types : des critiques historiques, pragmatiques et radicales.
Les critiques historiques ont en commun de déjouer le grand récit porté par l’idée d’anthropocène : celui d’une espèce humaine amalgamée et indifférenciée dans la responsabilité de ses effets sur les milieux naturels. Il faut d’abord mentionner, parmi elles, le livre de Christophe Bonneuil et de Jean Baptiste Fressoz paru en 2013, qui ouvre cette question d’une responsabilité différenciée, multipliant les termes rivaux, notamment d’« industrialocène », de « thermocène », ou encore de « polémocène », pour pluraliser et surtout politiser les récits possibles quant à l’origine de cette influence généralisée. Le terme de capitalocène, dont la paternité revient à Andreas Malm, consiste dans la même veine à faire porter l’origine des problèmes sur un système économique, plutôt que sur l’humanité en général. Celui de plantationocène, que l’on retrouve sous la plume d’Anna Lowenhaupt Tsing (Lowenhaupt Tsing, 2017) et de Malcolm Ferdinand (Ferdinand, 2019) pointe l’origine coloniale de l’influence sur la biosphère, à travers le modèle de la plantation monospécifique, qui met au travail de manière productiviste les corps esclaves et les non-humains.
Un deuxième type de critiques vise l’inefficacité politique de ce concept. En effet, la fable portée par l’idée d’anthropocène « sert surtout à faire valoir notre propre excellence. Son côté rassérénant démobilise. Depuis vingt ans qu’elle a cours, on s’est beaucoup congratulé et la Terre s’est enfoncée toujours davantage dans les dérèglements écologiques. » (Bonneuil et Fressoz, 2013, p. 13). Cette critique pragmatique est accentuée par Virginie Maris, qui souligne la dimension performative de ce prétendu constat et les effets pervers des discours anthropocéniques, qui s’affranchissent de toute référence à une réalité indépendante des intérêts humains : « En déclarant la mort de la nature, nombreux sont ceux qui voient dans l’Anthropocène l’opportunité de prendre enfin les commandes d’un système-terre entièrement modelé par les humains » (Maris, 2018).
Enfin, se trouvent des critiques que l’on pourrait qualifier de radicales, ou décentrantes. Tel est, par exemple, le concept de Chthulucène, proposé par Donna Haraway, d’après la racine du nom d’une araignée, qui invite au décentrement. Quid de l’influence des êtres chthoniens, ceux de la terre, « bestioles » qui « se fichent pas mal des idéologies » ? (Haraway, 2016). Reprenant une idée de Spinoza, Montesquieu écrivait dans ses Lettres persanes que « si les triangles faisaient un dieu, ils lui donneraient trois côtés ». C’est à une telle relativisation de la place des humains dans l’univers que ce type de critiques, dénonçant l’orgueil et l’anthropocentrisme porté par l’idée d’anthropocène, invitent. Il faut enfin mentionner la seule approche qui, à ma connaissance, remette en question non plus la racine qui devrait donner son nom à la « nouvelle ère », mais le suffixe, « cène ». Kainos, le nouveau, ce qui advient – ce suffixe est porteur d’une conception d’un temps séquentiel, linéaire, que Bernadette Bensaude-Vincent se donne comme objectif de reconceptualiser, dans un récent essai proposant de diversifier notre conception du temps, pour en faire une combinaison de temps-paysages, plutôt qu’un enchaînement d’ères géologiques (Bensaude-Vincent, 2021).
Marine Fauché, doctorante, CEFE-CNRS, Université de Montpellier, EPHE, IRD, Université Paul Valery Montpellier 3
Bibliographie
- Bensaude-Vincent Bernadette, 2021, Temps-Paysages, Le Pommier
- Bonneuil Christophe et Fressoz Jean-Baptiste, 2013, L’événement Anthropocène, Seuil
- Ferdinand Malcolm, 2019, Une écologie décoloniale, Seuil
- Haraway Donna, 2016, Staying with the Trouble, Duke University press
- Latour Bruno, 1991, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, La Découverte
- Lowenhaupt Tsing Anna, 2017, Le champignon de la fin du monde, La Découverte
- Maris Virginie, 2018, La Part sauvage du monde, Seuil
- Serres Michel, 1989, Le Contrat naturel de Michel Serres, Flammarion