Après le temps de l’émergence des fab labs sont apparus les tiers-lieux, espaces propices à l’échange, aux rencontres, aux croisements.
Raphaël Besson, expert en socio-économie urbaine et docteur en sciences du territoire-urbanisme, nous partage son questionnement sur ces lieux, leur développement, leur implantation et les perspectives à venir.
Parmi les offres culturelles développées par les différentes villes, les tiers-lieux culturels ont pris un certain essor tout en conduisant à de nouvelles propositions. Où en est-on ?
Les tiers-lieux culturels ne sont pas des objets totalement nouveaux. La plupart du temps, ils se développent au sein de lieux culturels traditionnels comme les bibliothèques, les musées ou les centres de culture scientifique et technique. Ces équipements se réapproprient toute une culture numérique, fondée sur la co-production, l’open source et l’expérimentation. Ils s’inspirent des tiers-lieux, pour sortir d’une logique d’équipements solennels, et se positionner comme des lieux ouverts, hybrides et à même de placer leurs usagers au cœur des processus de production et de diffusion des connaissances. C’est le cas par exemple de La Casemate à Grenoble qui a engagé dès 2012 un travail de transformation, en expérimentant des projets de fab lab ou de living lab. Je pense également à des musées qui ont organisé en leur sein des évènements « museomix », afin d’inventer de nouvelles scénographies en lien avec des designers, des usagers et des spécialistes du numérique. En réalité les tiers-lieux culturels créés ex nihilo sont assez rares. Ils procèdent davantage d’un processus de sédimentation et de transformation progressive de lieux culturels, qui s’intéressent autant à la diffusion qu’à la coproduction des savoirs et des cultures.
Que disent ces évolutions du rapport des citoyens à la culture et donc à la connaissance ?
Souvent, les tiers-lieux culturels se développent suite à un constat de baisse de fréquentation des publics. Pour résoudre ce problème, certains lieux essaient de changer le rapport des citoyens aux institutions culturelles, en leur permettant de « hacker » et de détourner certaines productions culturelles. L’enjeu consiste à créer un espace de rencontre et d’hybridation entre des savoirs multiples, des savoirs académiques, des savoirs experts, des savoirs d’usage, des savoirs d’habitants, des savoir-faire, etc. On est ici assez proche de la notion de droits culturels, qui renvoie aux publics la question de leur implication dans la vie et le fonctionnement des institutions culturelles. Le citoyen n’est plus convoqué seulement en tant que spectateur mais aussi et surtout en tant qu’acteur.
La recherche de la hausse de la fréquentation, de nouvelles formes de programmation n’est-elle pas une démarche très urbaine ?
Certes les premiers tiers-lieux culturels se sont développés au cœur de la culture urbaine et numérique. Mais on observe depuis quelques années de nombreux tiers-lieux culturels se développer en milieu rural ou périurbain. Je pense à l’Usine vivante et au fab lab de Crest (Drôme), à la médiathèque de Lezoux (Puy-de-Dôme), à la Fruitière numérique de Lourmarin (Luberon), au projet de bibliothèque troisième lieu à Boussac dans la Creuse, à la Providenza en Haute-Corse, un tiers-lieu à ciel ouvert qui mêle culture, art et agriculture. On pourrait ainsi multiplier les exemples.
À travers ces projets, il existe une volonté de régénération des centres-bourgs et des territoires de faible densité. Les tiers-lieux apparaissent comme des points névralgiques pour hybrider et réactiver les ressources des territoires ruraux. Il s’agit d’ancrer de nouvelles formes d’innovation et de développement, en dehors des contextes métropolitains. La dimension culturelle est ici fondamentale puisqu’elle doit permettre de faire se rencontrer des mondes différents, issus de l’entrepreneuriat, des services publics ou de l’univers des bibliothèques. Les tiers-lieux relèvent donc davantage d’un processus, qui peut être activé aussi bien dans des territoires métropolitains, que dans des milieux ruraux et de faible densité. Par contre, cela ne signifie pas que les tiers-lieux fonctionnent de manière hors-sol, car une des clés de leur réussite est leur ancrage dans les écosystèmes territoriaux.
Vous évoquez l’importance d’ancrer la programmation dans les territoires. Mais n’y a-t-il pas un risque d’enfermement culturel ?
Bien au contraire. Il est à mon avis essentiel de sortir d’une logique de planification et de diffusion d’une programmation culturelle qui aurait vocation à se propager indépendamment des spécificités territoriales. Les équipements culturels ne sont pas des réceptacles passifs d’accueil anonyme d’une offre culturelle générique et venue du haut ! Les lieux culturels doivent se ré-encastrer localement, dans le tissu socioéconomique des quartiers et la vie culturelle du quotidien.
Cette réflexion est notamment conduite depuis quelques années par des lieux culturels madrilènes comme CentroCentro, La Tabacalera, Matatero, Medialab Prado, Conde Duque ou la Casa Encendida. Ces lieux tentent de promouvoir une culture et un art collaboratif, et ancré dans la vie quotidienne des madrilènes. Et c’est à mon avis à cette condition que les lieux culturels pourront véritablement s’ouvrir et favoriser une politique de l’accès. C’est-à-dire une politique qui ne se limite pas à créer les conditions de l’accès des publics à une œuvre ou une programmation culturelle, mais une politique qui favorise la capacité des habitants à critiquer, détourner, voire co-produire une œuvre, une exposition de culture scientifique, une performance artistique ou tout autre objet culturel.
Quel serait l’échelle territoriale la plus pertinente ?
À mon avis il n’y a pas d’échelle territoriale pertinente pour penser ces processus de ré-encastrement. L’échelle hyper-locale ou communale est tout aussi pertinente que l’échelle intercommunale ou départementale. Ce processus n’a pas grand-chose à voir avec les différents découpages administratifs territoriaux. Par contre, il est essentiel de s’ancrer dans un territoire qui fasse sens d’un point socioéconomique et culturel, tout en restant ouvert à des réseaux externes et trans-territoriaux.
Comment penser pour le futur le rapport du citoyen à la dimension culturelle, à l’accès aux savoirs ?
Il est à mon avis essentiel de mettre les citoyens en capacité d’agir sur la production culturelle, la production de savoir, voire même sur la fabrique des politiques publiques qui gouvernent la vie sociale, économique ou environnementale de nos territoires. C’est ce que j’essaye de développer avec mon bureau d’étude ou d’étudier dans le cadre de mes recherches. Je pense aux laboratoires citoyens, aux athénées de fabrication de la fab city, aux dispositifs de citoyens chercheurs et à certains projets de tiers-lieux culturels ou d’urbanisme transitoire. Je m’intéresse tout particulièrement à des lieux comme le Valldaura Self-sufficient Labs de Barcelone, le Campo de la Cebada à Madrid, le 8 Fablab à Crest, le Château de Nanterre, l’Hermitage à Autrêches, les Grands Voisins à Paris ou le Mars Media Lab à Marseille (photo ci-dessus).
Et ces lieux m’ont inspiré une réflexion que je conduis actuellement autour de la notion d’espaces transitionnels. À la différence des tiers-lieux, les espaces transitionnels considèrent les transitions non comme un état transitoire, mais comme un état permanent. Par conséquent l’une des caractéristiques des espaces transitionnels est de doter les individus des capacités techniques et conceptuelles pour interpréter, comprendre et agir sur les transitions. En permettant à tous de jardiner, d’échanger, de débattre, de fabriquer, de tester et de diffuser des solutions alternatives, les espaces transitionnels promeuvent une activité « d’intensité quotidienne » et donc un nouveau rapport du citoyen à la question culturelle. Mais ces espaces transitionnels sont encore embryonnaires. Et ils n’auront de véritable impact qu’à partir du moment où ils réussiront à se mettre en réseau, au sien d’écosystèmes territoriaux cohérents.
Est-ce que ces évolutions de la demande et des usages pour mettre en place des moyens d’agir collectivement peuvent, d’une certaine manière, être rapprochés du mouvement des gilets jaunes ?
Il existe peut-être un point commun avec le mouvement des gilets jaunes. C’est cette idée de pouvoir agir par le bas sur les infrastructures urbaines. Pouvoir se réapproprier, détourner, réinventer et créer des véritables espaces publics, des lieux de vie et de débat politique dans les bâtiments ou les espaces vacants, sur les ronds-points ou sous les ponts, à l’image du projet Autobarrios développé par le collectif Basurama dans un quartier sud de Madrid.
Les espaces transitionnels défendent la notion de droit à l’infrastructure des villes. Ce droit en émergence ne se limite pas à défendre un égal accès aux ressources ou aux espaces culturels et économiques de la ville ; il concerne l’infrastructure même des villes, le « hardware urbain ». Il s’agit de co-produire et de se réapproprier, au-delà de la vie sociale, éducative ou culturelle, l’espace public des villes, les mobiliers, les bâtiments et autres infrastructures urbaines.
Cependant, il me semble que les espaces transitionnels se différencient du mouvement des gilets jaunes sur au moins deux points essentiels. Les protagonistes du mouvement des gilets jaunes recherchent des solutions pragmatiques et immédiates aux problèmes des transitions (la baisse de la taxe carbone par exemple), alors que les espaces transitionnels engagent une action prospective et radicale sur la transformation des régimes culturels, économiques et socio-techniques dominants. Par ailleurs, les espaces transitionnels ne se tournent pas prioritairement vers l’État pour trouver des solutions aux défis des transitions. Au sein des espaces transitionnels, l’État n’est qu’un acteur parmi tant d’autres…