Effervesciences est un concept de conférences expérimentales interactives et spectaculaires adaptable à tous les publics, dès 10 ans. Nous interrogeons ici sa pertinence en termes d’impact lorsque ces science shows se déroulent sous forme de tournées à l’étranger.
Les origines
Issue d’explorations destinées à « sensibiliser le grand public » (comme l’on disait à l’époque, et même parfois encore aujourd’hui) aux thématiques de la « science au quotidien », alors que la vulgarisation commençait seulement à se muer en médiation scientifique, Effervesciences fut, avec les clowns de science et les contes scientifiques, à l’origine de l’association Les Atomes Crochus au tout début des années 2000. Il s’agissait alors d’instruire et d’émerveiller nos publics par la présentation d’expériences spectaculaires, supports à l’explication de phénomènes et concepts scientifiques, avec toutefois un réel souci de tenir compte des connaissances préalables et des intérêts propres de ces publics.
Dans une conférence Effervesciences standard, après une introduction théâtralisée lors de laquelle le conférencier invitait le public à quitter la salle au motif qu’il l’avait réservée, il finissait par accepter la présence des participants et, afin d’éviter de « répondre à des questions qu’ils ne se posaient pas », leur proposait une liste de questions à l’écran parmi lesquelles ils étaient invités à choisir celles qu’ils souhaitaient voir traiter. Jouées des centaines de fois en France et à l’étranger, par moi-même puis par les médiatrices et médiateurs des Atomes Crochus et de l’Espace des sciences Pierre-Gilles de Gennes, les conférences Effervesciences n’ont jamais cessé de remplir les offices pour lesquels elles avaient été imaginées, en dépit de leur côté un peu désuet après le développement de C’est pas sorcier ou des chaînes YouTube d’expériences spectaculaires. Des initiatives qui, soit dit en passant, nous obligèrent régulièrement (et salutairement) à supprimer de la liste diverses manipulations que les jeunes publics finissaient par tous connaître, pour les remplacer par de nouvelles.
Retour aux sources
15 années plus tard, j’ai eu envie de renouer avec cette activité et d’en renouveler le style.
En premier lieu, très égoïstement pour moi, parce qu’à l’instar de mes publics, la réalisation de ces expériences pour la centième, pour la deux centième fois, n’a jamais cessé de m’amuser. Parce qu’elles sont gratifiantes aussi bien pour ceux et celles qui comprennent soudain pourquoi les ferrofluides font des pointes lorsqu’on les approche d’un aimant et pourquoi, non, l’oiseau buveur n’est pas un exemple de mouvement perpétuel, que pour celui qui voit les enfants s’émerveiller, les visages s’éclairer voire, dans quelques cas comme au Gabon en 2006, des salles pleines à craquer se lancer dans des standing ovations après plus de 2 heures de prolongations. Et aussi parce qu’après 10 années passées dans des fonctions de management, à finir par voir réaliser par d’autres ce que j’aimais au départ faire moi-même, j’ai souhaité revenir à mes premières amours : les échanges avec les jeunes, les rires des familles, les questions des étudiants, au sein d’activités de terrain désormais réalisées au sein de ma société SEGALLIS, basée en Suisse et dédiée plus généralement aux formations, aux conférences, au conseil et à la gestion de projets dans les domaines de la communication publique de la science et de l’ingénierie cognitive.
Vidéo 1 : Expérience de l’oiseau buveur
En second lieu parce que pour avoir tenté des années durant de définir et de défendre l’idée de « médiation scientifique » comme un champ d’action nécessitant d’intégrer dans ses pratiques les approches participatives1, la question des valeurs et les grands enjeux de société, je n’ai jamais cessé non plus de croire en les vertus de la vulgarisation scientifique « canal historique ».
Un nécessaire souci de réflexivité
Pour autant, le plaisir et les convictions ne doivent pas faire oublier le souci de réflexivité de la médiatrice et du médiateur. Ce sont mêmes leurs pires ennemis lorsqu’il s’agit de se souvenir qu’avant le plaisir de parler devant un public, il y a les intérêts propres de ce public. Dès lors, après avec passé Effervesciences au crible de l’outil d’analyse des pratiques de médiation La Moulinette, tout juste lancé en Suisse par le Réseau Romand Science & Cité, il était opportun de s’interroger sur les risques et limites de ce concept qui m’emmène à nouveau depuis quelques années dans des tournées internationales à travers l’Europe, la Chine et, plus récemment, l’Afrique Australe. Plus précisément, au moment où l’on me sollicite à nouveau pour deux conférences expérimentales à Lusaka, en Zambie, à l’occasion de la semaine de la francophonie, comment me convaincre que l’impact de ces deux interventions vaut bien le rejet dans l’atmosphère des 4 tonnes de CO2 qu’elles vont occasionner ?
La première mesure est simple : imposer systématiquement à mes commanditaires de partager ensemble le coût des arbres qu’il est nécessaire de planter pour tenter de compenser cet impact, par exemple via le site reforestaction (moins de 100 € pour un tel voyage). Mais cette mesure n’a rien de pédagogique. Pour aller plus loin, il est utile de revenir sur ces tournées et d’en extraire les observations les plus significatives en termes d’interactions avec les publics pour améliorer la pertinence de leur mise en œuvre.
Retours d’expériences
Mes interventions se déroulent généralement face à trois types de publics :
- Des publics familiaux : c’est le cas lorsqu’elles ont lieu dans des centres culturels tels qu’Instituts Français ou Alliances Françaises comme en Irlande en 2018.
- Des publics scolaires issus de milieux aisés : c’est le cas lorsqu’elles ont lieu par exemple dans des Lycées Français à l’étranger, des écoles privées comme ce fut le cas à Athènes en 2014, des universités ou des écoles d’ingénieurs comme en Chine en 2016.
- Des publics scolaires défavorisés : ainsi cette « tournée dans la tournée » en novembre 2018 où, après être intervenu dans plusieurs pays d’Afrique Australe (Afrique du Sud, Lesotho, Swaziland, Namibie…), je me suis vu confier aux bons soins d’une guide et d’un chauffeur pour sillonner le réseau des « Écoles Eiffel » dans les campagnes angolaises. Des écoles aux étudiants et enseignants 100% africains mais qui, pour compliquer encore les choses du point de vue de la réflexion éthique, sont financées par une société pétrolière française qui achète ainsi, au choix : les faveurs du gouvernement ou de la population, une relève professionnelle pour ses usines ou une bonne conscience.
Le premier de ces cas (publics familiaux) est le plus simple à analyser : les gens viennent à mes conférences non pour s’instruire mais pour passer un bon moment, si possible en s’instruisant. Le questionnement sur la pertinence de l’action n’est alors en rien différent de ceux que l’on se doit de porter sur chaque activité culturelle : l’intervention est-elle de qualité, le nombre de personnes présentes suffit-il à justifier l’investissement financier (souvent de l’argent public ou associatif) et l’impact écologique consentis, les publics sont-ils socialement et culturellement diversifiés ? Concernant ce dernier point, force est de constater que les soirées culturelles organisées par les instances de coopération peinent à attirer d’autres publics que les petits cercles de personnes privilégiées qui gravitent autour d’elles, occidentales pour la plupart, à la limite de la caricature comme à Luanda, capitale la plus riche du monde dans l’un des pays les plus pauvres du monde. Mais parfois comme à Maseru, capitale du Lesotho, la surprise jaillit à la rencontre d’un public au contraire très autochtone, grâce au rôle de foyer de vie culturelle locale unique que remplissent conjointement l’Alliance Française et son café-restaurant, dans des jardins sis au cœur de l’effervescence urbaine qui attirent des foules de citadins à la recherche d’un endroit simplement convivial.
Mais si cette problématique des « non-publics » est propre à toutes les activités culturelles du monde, elle est plus délicate dans le second cas, ceux où les interventions sont réalisées dans des établissements de prestige. A Shanghai ou à Pretoria, les Lycées Français sont irrémédiablement peuplés de têtes blanches bien faites, qui sont justement peut-être celles qui ont le moins besoin d’activités telles qu’Effervesciences, ne serait-ce que parce que les propriétaires de ces têtes ont le loisir de voyager régulièrement avec elles en Europe, où ils sont accompagnés par leurs parents dans toutes les activités culturelles possibles et imaginables. Pourtant les Lycées Français sont, lors des tournées organisées par les réseaux diplomatiques, des lieux de passage incontournables et, du reste, pour le conférencier que je suis, toujours extrêmement agréables en raison à la fois de la qualité des installations, de la motivation des élèves et de l’engagement de leurs professeurs. Mais si l’on admet que l’on se trouve alors en France et non en Chine ou en Afrique du Sud, soudain les discussions avec les élèves sur leur orientation professionnelle, ou avec leurs professeurs sur leur rapport au savoir, constituent des expériences enrichissantes pour tous, y compris pour l’image locale des Alliances Françaises qui intègrent bien peu souvent la science dans leurs programmations.
Cadres de référence…
Mais c’est le dernier des trois cas évoqués plus haut qui semble le plus intéressant. Tout en s’adressant typiquement et justement à ce que l’on appelait plus haut les « non-publics » de la science, les activités de culture scientifique organisées dans ces lieux où elles ne viennent jamais, ces lieux de déficit d’éducation et de perspectives d’avenir, sont aussi les plus difficiles à y conduire, alors même que les élèves présents sont ceux qui auraient le plus grand potentiel de bénéfices à en retirer. Paradoxe suprême, c’est peut-être dans ces endroits que l’enthousiasme est le plus vif mais que l’impact est le moins certain, pour autant qu’il soit positif s’il y en a un. En cause, des cadres de référence tellement décalés que les codes mêmes du spectacle sont absents (comment faire comprendre aux élèves que la présentation est terminée ? aux professeurs que lorsque le spectacle commence, il n’est plus opportun d’entrer et de sortir de la salle en discutant ?). En cause, un manque de familiarité tel avec la démarche d’investigation que de simples observations, préalables pourtant nécessaires aux discussions scientifiques prévues par la conférence, demandent parfois de déployer des trésors d’ingéniosité pédagogique (et de consacrer une bonne partie du temps de la conférence) pour être conduites avec les jeunes.
Exemple
Dans l’expérience de l’ondomania, on tient la spire du haut en laissant pendre le ressort sans mouvement. Puis on demande à l’assistance ce qu’il adviendra de la spire du bas lorsque la spire du haut sera lâchée. Trois solutions évidentes émergent des avis du public : 1/ elle montera, 2/ elle descendra et 3/ elle restera immobile. S’y ajoute parfois une quatrième : elle oscillera.
On réalise alors l’expérience et on vérifie assez facilement que la solution 3 est la bonne. Inutile de tenter les calculs théoriques, trop complexes avec un ressort à spires pesantes. Il est plus simple de montrer, en lui donnant une chiquenaude depuis le haut, que la vitesse de l’information dans le ressort est relativement lente par rapport à sa vitesse de compression, et que cette information est tout simplement « avalée » durant la descente. En d’autres termes, la spire du bas « ne sait pas » que la spire du haut a été lâchée (l’information selon laquelle elle a été lâchée ne lui est pas parvenue) tant que le ressort ne s’est pas totalement comprimé ; elle reste donc comme suspendue en lévitation.
Vidéo 2 : Sélection d’expériences Effervesciences, dont celle de l’ondomania.
L’expérience semble simple à visualiser, si ce n’est à comprendre. Et pourtant, elle apparaît être tellement en-dehors du cadre de référence des collégiens de ces campagnes angolaises qu’à chaque reprise, et à mon plus grand désarroi, elle échoue : non qu’ils ne comprennent pas l’explication… ils ne comprennent tout simplement pas ce qu’il faut observer. A chaque nouvelle tentative, leur regard reste rivé sur le ressort immobile au sol, attendant que quelque chose se passe. Force est d’admettre qu’ils ne sont pas prêts à tirer profit d’une expérience telle que celle-ci et, lorsqu’ils le comprennent, leur désarroi est à la hauteur du mien. Outre le fait de s’avérer inutile, celle-ci présente donc un risque bien connu dans la vulgarisation scientifique : celui de finalement creuser encore davantage le fossé (intellectuel, culturel, motivationnel) que l’on prétendait combler.
Que le lecteur ne perçoive ni misérabilisme culturel ni paternalisme post-colonialiste dans ce récit. Savoir observer l’expérience de l’ondomania ne relève d’aucune compétence importante pour nos vies sociales et professionnelles, pas plus en France, qu’en Suisse ou en Angola. Elle est amusante, permet de comprendre quelques notions de physique, mais seulement si elle peut être appréhendée comme telle par le public présent. Dans un tel cadre où elle s’avère non pertinente, et sans que cela constitue le moindre jugement de valeur, elle doit tout simplement être supprimée, réalisée autrement ou mieux préparée en amont. Nous y reviendrons.
Un autre exemple de décalage en termes de cadre de référence culturel nous fut donné deux années plus tôt en Chine. Les conférences-spectacles Effervesciences reposent essentiellement sur des expériences contre-intuitives, dont l’anticipation des résultats est systématiquement demandée à l’assistance dans la perspective de bousculer les conceptions et d’engager les participants dans la réflexion. Mais en Chine, on aime encore moins se tromper qu’en Europe. Et il est extrêmement difficile d’obtenir des réponses une fois que les élèves ou étudiants ont compris que s’ils donnent celle à laquelle ils pensent, elle sera fausse. Par suite, ils attendent que le conférencier leur donne la « bonne » réponse. Et ce n’est qu’après leur avoir expliqué que s’ils ne se trompent pas, « ils ne sauront jamais pourquoi la réponse juste est juste » qu’ils consentent à s’exprimer un peu plus.
Évoluer
Dès lors, comment répondre à cette nouvelle demande d’interventions à Lusaka dans quelques semaines ? L’analyse qui précède nous enjoint au minimum à nous assurer, en amont des représentations, que les enseignant-e-s des élèves qui me seront adressés les auront préparés, leur auront expliqué dans quel état d’esprit ces dernières se dérouleront. Pour autant qu’ils l’aient compris eux-mêmes, ce qui suppose de les rencontrer quelques jours avant en espérant qu’ils verront leurs élèves entre temps. Il serait également opportun de les rassembler à l’issue de la représentation, pour leur donner quelques clés supplémentaires dans la perspective qu’ils revisitent tranquillement en classe les expériences réalisées. Mais surtout, pour compenser les 4 tonnes de CO2 évoquées plus haut et rendre plus pertinente une intervention sur place plutôt qu’une vidéo diffusée sur le net, il n’est plus pensable d’effectuer un tel voyage sans former, sur place, des personnes motivées, enseignantes et enseignants, animatrices et animateurs scientifiques qui pourront, à leur tour, réaliser des conférences Effervesciences. C’est ce qui sera fait à Lusaka le mois prochain. Et parce qu’elles connaîtront leurs élèves et leurs publics, gageons que ces personnes sauront adapter ce concept évolutif aux cadres de référence locaux et ainsi éviter les pièges tels que celui de la chute de l’ondomania.
En savoir plus
Sur Effervesciences (page web, dépliant et vidéo) : www.effervesciences.ch
Sur l’auteur : www.eastes.ch
- Voir notamment le manifeste Révoluscience lancé conjointement en 2006 par Les Atomes Crochus, le groupe Traces et Paris Montagne. L’historique de sa construction est rappelé ici.