Entretien avec Jacqueline Eidelman, enseignante à l’École du Louvre, conservatrice générale du patrimoine (honoraire)et coordinatrice du pôle muséal du Musée-mémorial du terrorisme.
L’histoire de ces concepts remonte à la fin du XVIIIe siècle dès l’émergence des cabinets de curiosités puis de la création des muséums. Le projet d’une popularisation des sciences s’exprime lors des expositions universelles du XIXe siècle 1 et trouve une forme paradigmatique au tournant à l’aube du XXe siècle avec le mouvement des universités populaires.
Dans cette filiation, l’idée d’un « partage des sciences » se renforce pendant l’entre-deux guerres avec l’essor de l’Education populaire dont le Palais de la Découverte demeure l’une des figures emblématiques. Pour autant sa création (en 1937) est indissociable de celle du CNRS, c’est-à-dire de « l’organisation » de la recherche portée par un groupe de scientifiques à la tête duquel se trouve Jean Perrin. Le Palais cristallise en réalité une tension entre la diffusion de la culture scientifique au plus grand nombre et une volonté de professionnaliser la recherche, donc de restreindre la fonction de la culture scientifique à celle d’une culture identitaire. La facette « partage des sciences » de l’opération peut ainsi être interprétée comme un habillage communicationnel. Elle illustre en tout cas l’idée d’une fonction acclamative du public de la science et lui dénie toute capacité critique. 2
Ce n’est pratiquement qu’un demi-siècle plus tard que les musées scientifiques cessent de se représenter les publics comme une masse homogène dont il faudrait combler l’absence de connaissances et de représentations en ce qui concerne les sciences, mais comme des acteurs à part entière de la culture scientifique qui se questionnent sur la production scientifique et ses retombées concrètes. L’action des musées et centres de culture scientifique technique et industrielle sur le terrain de l’éducation « non formelle » 3 se caractérise alors par l’avènement de la figure du « médiateur » à la Cité des sciences. Dans les dernières décennies du XXe siècle, le parti pris muséologique des muséums s’est également transformé (à l’instar de la Grande galerie de l’évolution du MNHN) : à une muséologie d’objets s’est substitué une muséologie de point de vues qui interpelle les visiteurs et les invite à inter-agir. 5
Le dernier jalon de l’émergence de l’idée d’une « engagement citoyen » pourrait être le principe de science participative qui prend forme depuis une vingtaine d’années. Je vous renvoie aux travaux de Joëlle Le Marec 6 qui l’a étudiée en profondeur et continue de le faire.
Ces quelques réflexions autour du « comment la science fait culture » et comment elle est partie prenante d’une démocratie culturelle sont liées au concept très actuel de l’engagement citoyen. Selon l’esquisse chronologique que j’ai tentée, on est passé d’un engagement des élites à un engagement des publics. On peut s’interroger aujourd’hui sur les limites réelles ou supposées de cette culture produite par « tous ».
Quel est selon vous le rôle des musées dans le contexte actuel ?
Le rapport de la mission Musées du XXIème siècle 7 s’intéresse aux institutions muséales dans leur ensemble. On y distingue particulièrement trois des piliers du musée contemporain :
- le musée humaniste 8 : il est tout à la fois une maison commune, un service public culturel de proximité et un lieu de débats et de création.
- le musée protéiforme : autrement dit, sa réactivité, sa vivacité, sa plasticité. Il existe entre ses murs, hors ses murs et de façon dématérialisée.
- le musée inclusif et collaboratif : c’est-à-dire un musée participatif dans sa globalité, qui se définit comme un lieu de co-production culturelle et dont la gouvernance doit engager davantage ses publics.
Pour le monde des musées scientifiques comme pour les autres catégories de musées, on passe aujourd’hui d’un « musée conservationnel à un musée conversationnel » 9. Si les musées s’engagent ou du moins trouvent leur ancrage dans les enjeux contemporains, cela signifie nécessairement une « inclusion des publics ».
Cela signifie également un discours muséal qui prend appui sur l’agrégation des collections matérielles (les spécimens) et des collections immatérielles (les expériences), le mélange des collections scientifiques avec d’autres catégories de collections,
la mobilisation des différents types de productions culturelles. Cela implique enfin d’accorder aux visiteurs un statut de co-commissaires d’expositions.
La question de l’inclusion dans les lieux de CSTI prend de plus en plus d’importance ces dernières années…
La première recherche que j’ai faite sur le sujet au Palais de la Découverte date de 1976, il est donc heureux qu’il y ait eu du changement ! A ce moment-là, le profil type du visiteur était un père, ingénieur, qui emmenait son fils visiter le Palais le samedi après-midi ou le dimanche matin. On est clairement dans un schéma de reproduction sociale. Dans les années 1980, on note un premier changement de profil des publics avec l’essor des expositions spectaculaires (Les dinosaures, par exemple) et avec la segmentation de l’offre en fonction des âges ou des centres d’intérêt. Le public des musées scientifiques se féminise avec le mercredi qui devient la journée de prédilection des enfants.
Au-delà de cette remarque un peu rapide, il faut avoir en tête que la connaissance des publics dépend des échelles d’observation – qui ont, elles, beaucoup évolué. Etudes quantitatives des flux de visiteurs dans les établissements, des taux de pratiques de visites à l’échelle de la population, de la sociologie des publics et de leur satisfaction. Etudes qualitatives de la réception des expositions, avec des focus sur l’expérience du visiteur et les registres de l’interprétation, d’autres sur l’engagement des corps et les parcours du regard, et d’autres encore sur le continuum : prise de décision de la visite, son vécu et son impact ultérieur. Dans tous les cas, on se place du point de vue des publics et de leur propre agenda. Enfin, toujours selon une approche qualitative, on s’intéresse aux formes d’engagement des publics qu’il s’agisse de leurs usages de la photographie et des réseaux sociaux pendant la visite, leur participation à des comités de visiteurs ou à des groupes de discussion en ligne. Incontestablement, le numérique a ouvert de nouvelles possibilités dans notre façon de mener ces études.
En tout cas, on dispose désormais d’une quantité de données sur les visiteurs et les visites, dans les musées de sciences et dans les autres catégories de musées ; on peut au moins poser ce constat : on ne naît pas visiteur, on l’est plus ou moins à différents moments de la vie et pas nécessairement de la même façon (c’est particulièrement vrai pour les musées scientifiques).
Il y a-t-il une exposition de CSTI qui vous a particulièrement marquée sur ces 40 dernières années ?
Il y en a deux, au Grand Palais : « L’âme au corps » entre octobre 1993 et janvier 1994, par Jean Clerc et Jean-Pierre Changeux, sur le sujet « art et science » ; et « Carambolage » par Jean-Hubert Martin sur l’idée de mélanger les types de collections muséales. Elles montrent qu’il est important que les expositions scientifiques soient des expositions transdisciplinaires
1 B. Schroeder (sous la direction de), La société industrielle et ses musées, Archives contemporaines, 1992
2 J. Eidelman, La création du Palais de la découverte. Professionnalisation de la recherche et culture scientifique dans l’entredeux guerres, Thèse pour le Doctorat unique, 1988, Université Paris Descartes.
3 Le concept a été développé par Daniel Jacobi, professeur émérite en sciences de l’information et de la communication à l’Université d’Avignon.
4 M.-C. Bordeaux et E. Caillet, « La médiation culturelle », Culture & Musées, Hors-série : La muséologie : 20 ans de recherches, Acte Sud, 2013
5 J. Eidelman et M. Van Praet, La muséologie des sciences et ses publics, PUF, 2000
6 Cf. : J. Le Marec, Evolution des rapports entre sciences et société au musée - Dispositifs, discours, énonciation, publics, Culture & Musées, n°10, Actes sud, 2008
7 J. Eidelman (sous la direction de), Inventer des musées pour demain. Rapport de la mission Musées du XXIe siècle, La documentation française, 2017
8 J’emprunte le concept à Nathalie Bondil, muséologue et historienne de l’art française et canadienne, directrice du musée et des expositions de l’Institut du monde arabe (IMA).
3 Merci à Serge Chaumier, professeur à l’Université d’Artois, pour cette judicieuse formulation même si elle est difficile à prononcer.