Judith Dehail organisera une école d’été 2022 pour des étudiant·es en médiations culturelles, artistiques et scientifiques des universités d’Aix-Marseille (AMU), de Tübingen et d’Athènes, toutes membres de l’université européenne CIVIS. À ses côtés, la cellule de culture scientifique et l’Institut d’études avancées d’AMU construisent un programme d’ateliers où l’analyse d’expositions sur des thématiques du passé colonial et le rôle des collections du patrimoine dans la construction des savoirs seront au cœur des réflexions.
Dans quel contexte a émergé l’idée d’une école d’été sur la muséologie critique ?
Les collections des musées ont longtemps servi à construire et légitimer les disciplines scientifiques comme l’anthropologie, mais aussi la médecine, la biologie ou l’histoire, sans questionner le mode de production des savoirs eux-mêmes. À partir des années 1980 et 1990, les perspectives émergentes de la « Nouvelle Muséologie » ont commencé à remettre en cause les pratiques de collecte elles-mêmes, au rôle éminemment politique. Les pratiques de sélection de récits opérés par l’exposition dans les musées ont commencé à être l’objet d’études et analysées à travers le prisme de la relation entre pouvoir et savoir. La question des collectes effectuées en contexte colonial, des collections muséales ainsi constituées et des savoirs élaborés à partir de ces objets est le prisme privilégié pour cette école d’été. Elle est actuellement au centre de nombreux débats très vifs, qui appellent les musées et leurs professionnel·les à prendre position vis-à-vis des savoirs qu’ils produisent ou dont ils se font les vecteurs.
Cette école d’été a été conçue pour proposer aux étudiant·es de réfléchir au rôle politique des collections patrimoniales, leur influence sur la construction des savoirs et la manière dont celles-ci sont utilisées aujourd’hui. Développer ce projet dans le cadre de l’alliance universitaire européenne CIVIS permet, de plus, d’inscrire d’emblée ces questionnements dans une perspective interculturelle.
Passé colonial, construction des savoirs et médiation… Quelles autres pistes de réflexion seront proposées aux étudiants ?
On invitera les étudiant·es à analyser des expositions et pratiques de conservation de divers musées à Marseille mais aussi des itinéraires alternatifs comme les « balades du patrimoine » organisées par la coopérative Hôtel du Nord autour du patrimoine des quartiers nord de Marseille. Cette coopérative entend travailler avec différentes communautés marseillaises afin de les inclure dans une discussion autour de la définition de ce qui constitue le patrimoine d’une ville. Récemment, elle a commencé à collaborer avec le Musée d’histoire de Marseille, en mettant en avant la question de l’engagement citoyen autour des expositions muséales.
Trop souvent, le·a visiteur·se est considéré·e d’emblée comme ignorant·e ou profane. Il·elle se rend au musée pour bénéficier d’un savoir dont les conditions de production lui resteront étrangères. On proposera donc aux étudiant·es de questionner cette hiérarchie entre bénéficiaire du savoir et expert, la césure entre conservateur·rice ou commissaire d’exposition et visiteur·se, ainsi que la séparation physique entre l’espace caché de production des savoirs et l’espace rendu public (celui de l’exposition). En accompagnant les étudiant·es dans la réflexion sur les hiérarchies à l’œuvre dans la construction des savoirs muséaux et sur les conditions d’une élaboration collaborative des savoirs, il s’agira aussi de leur permettre de (re)penser le rôle de la médiation muséale dans ce contexte. De réfléchir, en d’autres termes, à la possibilité d’une voix propre à la médiation, un peu à la manière d’une troisième voie à construire avec les publics, plaçant la médiation au-delà d’un simple rôle de lien ou d’entre deux, entre savoirs constitués d’un côté et publics de l’autre.
Pourquoi parler d’engagement étudiant ?
Tou·te·s les participant·es seront des futur·e·s professionnel·les de médiation, qu’elle soit culturelle, artistique ou scientifique. Leurs regards critiques sur l’existant et leurs apprentissages à concevoir des nouvelles formes de médiation alimenteront leurs réflexions et les engageront à se positionner, se choisir culturellement. Le terme d’engagement est donc intéressant pour sa polysémie entre engagement dans une pratique professionnelle et engagement politique.
En groupes, avec des méthodologies de travail collaboratif, on espère que les étudiant·es proposeront des pistes nouvelles de pratiques, au plus proche de la recherche en train de se faire et de la « culture en acte »1.
Les étudiant·es participeront à des visites de plusieurs musées et collections patrimoniales ou universitaires, une balade autour du patrimoine urbain et collectif des quartiers Nords de Marseille, et des rencontres avec des chercheurs et chercheuses internationaux en muséologie, avec des artistes et des professionnel·les de musées. Cette programmation vise à nourrir leurs réflexions et à les soutenir dans leur démarche d’engagement dans les projets de critique d’expositions qu’ils et elles développeront à la fin de l’école d’été.
Alors, essentiel·les ?
L’école d’été étant organisée à Marseille, il est apparu évident de s’intéresser au passé colonial à l’échelle locale. On espère que le travail produit par les étudiant·es pourra éclairer non seulement la curation mais aussi la médiation autour de cette thématique. La question même de la frontière entre ces deux approches sera au cœur des sujets de l’école d’été car le travail en la matière est très différent selon les pays. Aux États-Unis et en Angleterre, ou encore en Allemagne et en Grèce (lieux des universités partenaires de l’école d’été), les frontières entre médiation et curation s’articulent par exemple différemment qu’en France.
Un des objectifs à l’issue de cette école d’été sera de créer un réseau fondé sur des synergies entre recherche et médiation critique dans le cadre de l’université européenne CIVIS, permettant d’initier des nouvelles formes de collaboration dans le champ de la muséologie.
Judith Dehail, maîtresse de conférences et responsable de la Licence Métiers de la médiation par des approches artistiques et culturelles à Aix-Marseille Université et Hannah Robin, chargée de médiation scientifique à Aix-Marseille Université
1 Déclaration de Villeurbanne reproduite dans Jeanson F., L’action culturelle dans la cité, Paris, Seuil, 1973