Jacques-Émile Blamont a apporté une contribution essentielle au programme spatial français. Chargé des tirs des fusées Véronique à Hammaguir, premier directeur scientifique et technique du CNES, responsable de la mise au point des premiers satellites français, il a eu un rôle déterminant dans le choix de Kourou comme base européenne de lancement et a conseillé les onze présidents du CNES, de 1961 à nos jours.
Aussi intriguant que passionnant, son ouvrage « Le chiffre et le songe » est sorti en version de poche (Éditions Odile Jacob) en mai 2018. Une plongée dans un univers méconnu du rapport de la science et du pouvoir.
Vous envisagez de publier un ouvrage au titre assez mystérieux en lien avec le domaine spatial, pourquoi ?
Oui, le titre provisoire en est « Je suis la foule », pour évoquer une initiative du CNES à laquelle j’attache la plus grande importance.
Il s’agit de faire comprendre que nous vivons une révolution complète de notre civilisation, essentiellement sous l’influence du développement de l’électronique, qui a entrainé une série de conséquences. Ces dernières participent à ce que certains appellent démocratisation, moi je n’appelle pas cela ainsi car la démocratie est un système politique. Il s’agit plutôt d’une popularisation des sciences.
Comment se traduit alors cette notion dans le spatial ?
L’Espace est une affaire que l’on croyait réservée à l’élite. C’est devenu aujourd’hui une « affaire de la foule ». Les applications de l’Espace touchent des milliards de gens depuis des années : ceux qui ont accès à la télévision directe dès les années 1990, ceux qui utilisent le GPS depuis 15 ans, et tous ceux qui utilisent un smartphone…
Nous sommes en présence d’un mouvement d’apparition de la foule. Elle apparaît dans l’Espace, mais aussi dans beaucoup d’autres activités liées aux communications et en particulier dans les réseaux sociaux.
Mais que pouvons-nous faire de ce lien entre Espace et foule ?
Tout ceci forme un environnement. Le vif du sujet est là. C’est ce que j’ai proposé au CNES avec la création de l’initiative Fédération et qui est aujourd’hui mis en place par des ingénieurs de Toulouse, entre autres.
Fédération est un regroupement de deux catégories de gens : la première est une agence spatiale comme le CNES ou l’ESA ; C’est une structure verticale, très hiérarchisée. Nous la qualifierons de top-down.
La seconde catégorie est « la foule » : ce sont les réseaux de hackers, de makers, des FabLabs qui ont une grosse activité technique. Nous avons proposé de regrouper ces derniers dans une association, l’Open Space Makers (OSM). Cette association est la la deuxième composante de Fédération.
Où en sommes-nous de ce projet ?
La création de Fédération a été annoncée par le président du CNES, monsieur Le Gall, au salon du Bourget en juin 2017.
Pour l’instant nous avons lancé une campagne de création de l’association OSM. Cette association a commencé avec cinq membres. Maintenant il y en a une dizaine et cela va continuer à se développer. Les personnes sur le projet travaillant à Toulouse ont entrepris un tour de France, qui est en cours, afin de recruter des membres pour l’association. L’objectif de Fédération est de mettre en place des projets concrets, par exemple des satellites.
Ces projets seront de natures très diverses mais nous ne sommes pas en capacité d’imaginer ce qu’ils seront car la nature même de Fédération est de faire appel à « la foule ». Celle-ci va nous amener à la fois le génie et la folie, les idioties et les choses très intelligentes.
Nous allons mettre en place un système de « filtrage », qui n’est pas un système directif mais un système qui fera circuler les propositions de projets afin que les membres de l’association qui le voudront puissent s’associer. Ils seront orientés par le CNES avec ses moyens et en particulier l’accès à l’orbite. On propose de mettre en orbite les petits morceaux de satellites qui seront fabriqués par le réseau. Tout le monde dit que c’est une idée extraordinaire. Il faut attendre de voir si cela va fonctionner.
Je crois que cela touche quelque chose de profond. Jusqu’à présent, l’establishment a ignoré complètement tous ces gens-là que j’appelle « la foule ». Or je crois qu’il ne faut pas les ignorer, il faut les réunir, les organiser, leur donner un cadre, sans les brimer.
Et après, qu’en fait-on si cela fonctionne ?
L’idée de Fédération dépasse largement l’Espace. Dans l’Espace cela va fonctionner. Pourquoi ? Simplement car tous ces gens ont une culture spatiale.
On retrouve l’équivalent de cette idée aux États Unis autour de personnes comme Elon Musk ou des gens qui vivent par et au travers de Star Trek. Ils ont une sorte d’attraction spéciale pour l’Espace. C’est cette culture spatiale sous-jacente qui est à l’origine de ce que nous appelons maintenant le New Space. C’est une révolution complète dans le futur de l’Espace par l’action de milliardaires qui sont arrivés et qui ont décidé de se lancer dans l’aventure spatiale avec un soutien de l’administration américaine. Ceci a coïncidé avec la révolution technologique, que moi j’appellerai la conséquence de la loi de Moore, c’est-à-dire la miniaturisation. On a vu arriver d’abord des fusées et après cela on voit arriver une nouvelle manière de faire l’Espace : les constellations de satellites. Il y a en projet des dizaines de constellations et on estime que dans les dix prochaines années, il y aura 6 à 7 000 satellites qui seront lancés.
Elon Musk veut se servir de ses 4 000 satellites pour combler la fracture numérique. Son réseau est encore à l’état de papier, mais il y en a un autre qui est en cours de développement et qui va compter plusieurs centaines de satellites, 800 puis 1 800 : il s’agit de OneWeb, dont le CNES a lancé les deux premiers satellites le 9 mars 2018 avec Soyouz.
L’ensemble des activités scientifiques comme les activités d’applications spatiales vont être transformées par la création de constellations diverses avec différentes applications et c’est cela qui est qualifié de New Space.
C’est un phénomène américain, mais beaucoup, dans la communauté spatiale, se demandent pourquoi ne pas faire de même en Europe. À mon avis ce n’est pas une bonne piste, car New Space c’est très américain, c’est l’esprit pionnier, l’esprit Star Trek, l’esprit des jeunes milliardaires, rien de tout cela n’existe en Europe. Pour moi, la réponse au New Space c’est Fédération, c’est-à-dire la mobilisation du prolétariat intelligent.