Nous traversons une évolution de nos sociétés, nous sommes dans une phase de transition à différents niveaux. Le terme d’innovation parcourt notre quotidien. Mais finalement, comment pourrions-nous le définir face à un inconnu et quelles méthodes pourrions-nous imaginer ?
C’est pour ouvrir cette notion que nous avons posé des questions à Pascal Le Masson, professeur à Mines ParisTech et co-responsable de la chaire théorie et méthodes de la conception innovante.
Pourriez-vous nous éclairer sur la notion de processus génératif ?
Nous avons hérité du XXe siècle des modèles de rationalité optimisatrice et décisionnelle. Les alternatives sont considérées comme données ou comme les conséquences calculables d’un ensemble de données et d’informations (données sur les contraintes, sur les utilités, etc.). Mais ces approches supposent que les alternatives sont « données ». La rationalité conceptrice s’interroge quant à elle sur la génération des alternatives et notamment sur la construction d’alternatives qui, une fois conçues, pourraient être meilleures que les alternatives connues initialement.
Ces alternatives sont « inconnues » et « désirables » au début du processus et vont venir, in fine, enrichir l’espace des alternatives connues. La théorie de la conception décrit l’émergence de ces alternatives inconnues et désirables et l’expansion des savoirs permettant leur développement. C’est ce processus qu’on qualifie de génératif, dans la mesure où il va générer une extension de l’espace donné initialement.
De tels processus sont bien connus aussi bien dans les activités artistiques qu’en ingénierie ou en mathématiques. Et les sciences de gestion contemporaines se sont beaucoup intéressées aux formes organisationnelles susceptibles de supporter des processus génératifs. Alors que les organisations sont souvent caractérisées par un système de normes invariantes, les organisations innovantes sont dotées d’un « métabolisme génératif » qui leur permet d’assurer le renouvellement du système de règles.
Pensez-vous que l’inclusion des citoyens peut s’envisager dans ce processus ?
Un des enjeux de ces processus génératifs et de leur organisation est la capacité d’intégrer des acteurs variés et hétérogènes. Les travaux de recherche ont ainsi permis de décrire des formes organisationnelles extrêmement originales.
On connaît bien sûr les formes « d’open innovation », permettant d’impliquer des acteurs extérieurs à l’entreprise, ou du design thinking, cherchant à intégrer les connaissances venues de l’usager dans le processus d’innovation.
Si les formes les plus communes restent souvent d’une générativité limitée (voir les critiques de l’open innovation telles que celles de Sieg et al. par exemple), des organisations ayant une générativité accrue émergent aussi.1
À cette occasion ce ne sont pas seulement des artefacts et des connaissances qui sont générés mais ce sont aussi de nouveaux collectifs qui se constituent. Les travaux récents sur le co-design ont ainsi pu montrer que la conception collective pouvait être l’occasion de la création de relations sociales renouvelées2.
On ne saurait toutefois ignorer que ces processus de conception collective ont aussi leurs pathologies : ils peuvent s’enfermer dans des fixations ou des phénomènes d’engouement ou de rejet. Les métabolismes génératifs contemporains restent encore largement à inventer !
Est-ce là, selon vous, une voie afin de partager l’esprit critique et ainsi accompagner le discernement entre le croire et le savoir ?
La théorie C-K (concept- knowledge) de la conception repose sur la distinction entre l’espace des connaissances et l’espace des concepts, partiellement inconnus. La théorie décrit la conception comme le processus de double expansion de ces espaces : la connaissance conduisant à des concepts nouveaux et ces concepts conduisant à la production de connaissances nouvelles.
La conception apparaît ainsi comme un processus à l’interface entre les « savoirs » du créatif et ses aspirations, et ses désirs de créer des alternatives nouvelles. Entre croire et savoir, il peut aussi y avoir concevoir.
- Voir à ce sujet les travaux sur les collèges et les architectes de l’inconnu :
- Agogué, M., Yström, A., and Le Masson, P. (2013). « Rethinking the role of intermediaries as an architect of collective exploration and creation of knowledge in open innovation. » International Journal of Innovation Management, 17, (2), p. 24.
- Le Masson, P., and Weil, B. (2014). « Réinventer l’entreprise : la gestion collégiale des inconnus communs non appropriables. » L’entreprise, point aveugle du savoir, B. Segrestin, B. Roger, et S. Vernac, eds., Sciences humaines, Paris, pp. 238-253.
- Le Masson, P., Weil, B., Hatchuel, A., and Cogez, P. (2012). « Why aren’t they locked in waiting games ? Unlocking rules and the ecology of concepts in the semiconductor industry. » Technology Analysis & Strategic Management, 24, (6), pp. 617-630.
- Agogué, M., Berthet, E., Fredberg, T., Le Masson, P., Segrestin, B., Stoetzel, M., Wiener, M., and Yström, A. (2017). « Explicating the role of innovation intermediaries in the « unknown »: a contingency approach. » Journal of Strategy and Management, 10, (1), pp. 19-39.
- Dubois, L.-E., Le Masson, P., Weil, B., and Cohendet, P. (2014). « Co-design : de l’organisation au service de l’innovation à l’innovation au service de l’organisation. » AIMS 2014 (prix du meilleur papier), Rennes, France, 23.