Mathématiques pour l’engagement citoyen – Un autre regard sur les élections : entretien avec Jean-Baptiste Aubin et Antoine Rolland

Du partage des sciences à l'engagement citoyen - 40 ans de politiques de CSTI
Couverture du livre de Jean-Baptiste Aubin et Antoine Rolland édité chez EDP sciences © Droits réservés

L’année 2022 est en France une année d’élections, avec un enchaînement des deux tours de l’élection présidentielle et des deux tours de l’élection législative. Sur les plateaux télé, les radios et tous les médias se succèdent hommes et femmes politiques, journalistes, économistes, analystes politiques, éditorialistes, … Mais rarement on y invite des mathématiciennes et mathématiciens, alors que le processus électoral, par lequel les choix de tous les citoyens et citoyennes sont agrégés pour en extraire une préférence collective, est un processus complètement mathématique. Pour éclairer les enjeux citoyens autour des modes de scrutin, Adrien Rossille, chargé de médiation scientifique à l’Institut Henri Poincaré, invite Jean-Baptiste Aubin et Antoine Rolland, tous deux enseignants-chercheurs en statistique, respectivement à l’INSA Lyon et à l’Université Lyon 2, et co-auteurs du livre « Comment être élu à tous les coups ».

Adrien Rossille : Pourquoi avoir intitulé votre livre « Comment être élu à tous les coups » ?

Antoine Rolland : Nous avons proposé ce titre car il fait réagir. Il signifie qu’il y a toujours, ou presque, une manière pour une candidate ou un candidat à une élection de se faire élire : il suffit de bien choisir son mode de scrutin ! Ce titre vient d’une série de conférences ouvertes à tous les publics que nous avions organisée, et pour laquelle nous commencions nos explications en montrant une situation simple d’une élection à quatre candidats, où quatre modes de scrutins différents donnent quatre vainqueurs différents.
On voit avec un exemple comme celui-ci que la question du mode de scrutin est un vrai enjeu de citoyenneté.

Couverture du livre de Jean-Baptiste Aubin et Antoine Rolland édité
chez EDP sciences © Droits réservés

Qu’est-ce qu’il y a de particulier dans le regard des mathématiciennes et des mathématiciens sur les élections ? 

Antoine Rolland : Déjà, les mathématiciennes et mathématiciens s’intéressent aux élections en tant que citoyennes et citoyens. Mais pour certaines et certains d’entre eux, il y a un intérêt de recherche. Vers le milieu du XXème siècle, ce sont d’abord des économistes qui se sont intéressés à cette question d’un point de vue scientifique. C’est la théorie du choix social, qui vise à analyser la manière dont la combinaison de choix individuels mène au niveau collectif à un classement des choix possibles ou à une décision unique. Cette théorie fait appel à beaucoup d’outils mathématiques, et il y a eu depuis des résultats théoriques importants, et de grands théorèmes. 

Mathématiquement parlant, qu’est-ce qu’un mode de scrutin ?

Jean-Baptiste Aubin : Un mode de scrutin est une manière, pour un groupe, de choisir de façon collective une alternative parmi plusieurs possibles. Derrière ce processus, on retrouve une fonction mathématique qui prend en compte un ensemble de données pour en extraire un seul résultat. L’ensemble de données pris en compte, ce sont les préférences des votants, que l’on peut assimiler à un immense tableau regroupant tous les avis de toute la population sur tous les candidats et candidates. À partir de cet immense ensemble de données, le mode de scrutin permet de ressortir une seule décision, un choix collectif, unique : le candidat, ou la candidate, ou la liste de candidats, qui sont élus.

En quoi est-ce que le choix de cette fonction mathématique qu’est le mode de scrutin peut avoir des implications citoyennes très fortes ? 

Jean-Baptiste Aubin : Il existe une très grande quantité de modes de scrutins : majoritaire à un tour, majoritaire à deux tours, proportionnel, par assentiment, par évaluation, vote préférentiel, jugement majoritaire, … Le choix de ce mode de scrutin peut influer sur le résultat de l’élection. La tendance générale est que les scrutins majoritaires favorisent les candidats clivants, alors que les méthodes par évaluation ont tendance à favoriser les candidats plus consensuels. Les scrutins majoritaires ont aussi une tendance à altérer l’expression des choix des électeurs en incitant au vote stratégique, ou « vote utile », qui constitue une rupture de sincérité, qui n’a pas ou moins lieu d’être dans des modes de scrutin proportionnels ou par évaluation.  Il nous semble que le choix du mode de scrutin au niveau d’une société devrait se faire en étant conscient de ces paramètres.

Antoine Rolland : Dans nos conclusions, nous essayons d’être prudents : nous ne cherchons pas à dire que tel mode de scrutin est meilleur que tel autre, mais nous disons quelles propriétés mathématiques vérifie ou ne vérifie pas chaque mode de scrutin. Ces propriétés mathématiques ayant une influence sur qui sera élue ou élu, il est important qu’elles soient explicitées pour que le mode de scrutin soit choisi en fonction de ces paramètres.

D’un point de vue mathématique, quels sont les défauts du scrutin uninominal majoritaire à deux tours, le scrutin en vigueur pour l’élection présidentielle en France, ou à l’échelle de chaque circonscription pour les élections législatives ?

Antoine Rolland : Avant de citer tous ses défauts, on peut citer son principal avantage : sa simplicité. Et c’est un argument non négligeable quand il s’agit d’organiser une élection à grande échelle. Néanmoins, il comporte, d’un point de vue mathématique, beaucoup de défauts. Pour en citer un premier : il ne respecte pas la monotonie, c’est-à-dire un critère selon lequel si un candidat est élu, il le sera forcément s’il récupère encore plus de voix. C’est très surprenant mais le scrutin majoritaire à deux tours ne respecte pas cette condition ! Par exemple, pour l’élection présidentielle française de 2002 qui a vu Jacques Chirac l’emporter au second tour, si Jacques Chirac avait gagné plus de voix au premier tour en en prenant à Jean-Marie Le Pen, ce-dernier aurait pu descendre à la troisième place, et laisser Lionel Jospin aller au second tour, et potentiellement battre Jacques Chirac, qui pourtant aurait eu un meilleur score de premier tour.

Jean-Baptiste Aubin : Comme autres défauts, le scrutin majoritaire à deux tours incite au vote stratégique, c’est-à-dire à ne pas voter pour son candidat ou sa candidate préférée, mais pour une ou un autre vu comme ayant de meilleures chances de l’emporter. Il ne respecte également pas la condition du vainqueur de Condorcet : cette propriété annonce que si un candidat bat tous les autres en duel, il doit gagner l’élection. Le scrutin majoritaire à deux tours ne le garantit pas, comme le montre l’élection présidentielle française de 2007 : François Bayrou aurait gagné n’importe quel duel de second tour, mais n’a pas remporté l’élection car n’était que troisième au premier tour.

Ci-dessus, exemple d’une situation à 4 candidats et 11 électeurs où 4 modes de scrutins donnent 4 vainqueurs différents : pour chaque groupe de personnes (colonne), on voit l’ordre de préférence des quatre candidats A, B, C et D (la ligne 1
est le candidat préféré du groupe, la ligne 4 est le moins apprécié). Le scrutin majoritaire à un tour fait gagner le candidat A, qui a le plus de premières préférences. Le scrutin majoritaire à 2 tours fait gagner le candidat B, car lors du second tour
entre A et B les 3 personnes des deux colonnes de droite vont préférer B à A. Le scrutin de Borda, avec lequel chaque électeur donne 3 voix à son candidat préféré, 2 au second et 1 au troisième, amène quant à lui à l’élection du candidat C.
Enfin, comme le candidat D bat n’importe quel autre candidat en duel, il est le vainqueur du scrutin de Condorcet.
© Conférence « les mathématiques pour sauver la démocratie », J. B. Aubin, I. Gannaz, S. Leoni, A. Rolland

Quelles seraient les propriétés mathématiques d’un mode de scrutin « parfait » ? 

Jean-Baptiste Aubin : On peut en citer beaucoup ! Tout d’abord, il y a celles dont on a déjà parlé dans les exemples précédents : la monotonie, le vainqueur de Condorcet, l’absence d’incitation à un vote stratégique. Parmi d’autres, il y a l’unanimité, qui indique que si l’ensemble des votants est d’accord sur un ordre de préférence, on doit le retrouver dans le choix final, il y a l’universalité, qui suppose que tout ordre de préférence par un votant est acceptable, ou encore il y a l’indépendance vis-à-vis des alternatives tierces, qui précise que le classement relatif entre deux candidats ne doit pas dépendre de la présence ou non d’un troisième.

Ce mode de scrutin « parfait » existe-t-il ? Et peut-on le prouver ? 

Antoine Rolland : Non, il n’existe pas. Et oui, on peut complètement le prouver, du moins en se restreignant à une certaine catégorie de scrutins. C’est là, l’un des grands résultats théoriques autour des modes de scrutin : le théorème d’Arrow, formulé par l’économiste Kenneth Arrow en 1951. Ce théorème informe qu’il n’existe aucun mode de scrutin basé sur les ordres de préférence qui vérifie à la fois quatre propriétés : universalité, unanimité, indépendance vis-à-vis des alternatives tierces et non-dictature (un seul votant ne peut pas décider pour tout le monde). 

Jean-Baptiste Aubin : C’est un résultat très fort, qui est parfois utilisé à tort pour dire qu’aucun processus vraiment démocratique n’est possible. Le théorème d’Arrow dit juste qu’on ne peut pas trouver de mode de scrutin parfait basé sur les ordres de préférences, mais il ne dit rien quant à d’autres systèmes de votes, notamment les votes par évaluation !

Est-il donc possible de trouver de meilleurs modes de scrutin, en cherchant d’autres manières de voter ?

Antoine Rolland : Oui, et pour cela, il faut trouver un mode de scrutin qui prenne plus d’informations en compte : en votant dans un scrutin majoritaire, on ne met dans l’urne qu’une seule information, le nom du candidat ou de la candidate qu’on préfère. On ne dit rien sur ce qu’on pense des autres ; or, on peut apprécier plusieurs candidats, on peut en détester certains plus que d’autres, … Les votes par évaluation permettent aux électeurs et électrices de donner leur avis sur tous les candidats, sous forme de notes, de mentions, ou seulement d’approbation ou non-approbation. Avec de tels modes de scrutins, la décision se fait sur le candidat qui obtient par exemple la meilleure moyenne ou médiane sur ses évaluations. C’est pour cela qu’on obtient des résultats très différents de ceux des scrutins majoritaires, car on va chercher un compromis.

Les mathématiques permettent-elles encore d’imaginer d’autres modes de scrutin ? Si oui, lesquels ?

Jean-Baptiste Aubin : Oui, complètement, et c’est même un travail de recherche pour certains. Avec quelques collègues, nous développons de nouvelles méthodes basées sur des outils statistiques : si on recueille de la part de chaque électrice et électeur une note sur chaque candidate et candidat, on peut représenter toutes ces données dans un graphe. S’il n’y a que deux candidats, on représente chaque électeur selon la note qu’il donne au candidat A en abscisse, et la note qu’il donne au candidat B en ordonnée. S’il y a trois candidats, on fait un graphe en trois dimensions en prenant comme hauteur pour chaque point-électeur la note attribuée au candidat C. S’il y a quatre ou plus candidats, il n’est plus possible de représenter le nuage de points dans un espace réel, mais les mathématiques permettent toujours de l’étudier ! On crée ainsi un nuage de points, où chaque point est un électeur, dans un espace qui a autant de dimensions que de candidats. L’objectif est ensuite de calculer quel est le milieu de ce nuage de points : c’est l’évaluation commune du groupe d’électeurs. La plus élevée des coordonnées de ce point milieu correspond au vainqueur de l’élection. Comme il y a statistiquement une grande quantité de méthodes qui permettent de déterminer le milieu d’un nuage de points, cette technique regroupe donc plusieurs modes de scrutins théoriques, qui ne donnent pas tous le même résultat.

Une autre manière de voter : chaque point correspond aux préférences d’un électeur ou électrice, et chaque axe du graphe à un candidat ou une candidate. Les coordonnées du milieu du nuage de points (en rouge) permettent de déterminer qui est élu. © Droits réservés

Peut-on pour autant imaginer que de tels modes de scrutins puissent être mis en œuvre à l’échelle de grands pays ?

Antoine Rolland : Au-delà de la recherche de nouveaux modes de scrutins vérifiant le plus de propriétés mathématiques possibles, il y a bien sûr la question de leur acceptabilité sociale, et de leur mise en œuvre logistique. Plus le mode de scrutin est compliqué, moins il est transparent pour les électeurs et électrices. Le bulletin de vote peut aussi être plus compliqué et long à remplir et le dépouillement délicat. Toutefois, sans chercher des modes de scrutins très originaux, on peut trouver des systèmes de votes qui sont de bons compromis entre bonnes propriétés mathématiques et acceptabilité sociale. C’est le cas du vote par assentiment : c’est un vote par évaluation, pour lequel chaque électeur ou électrice est appelé(e) à donner une note « contre » ou « pour » chaque candidat. Il suffit de glisser dans l’enveloppe les bulletins de vote du ou des candidats pour lesquels on dit pour. C’est comme un vote classique, sauf que l’on peut voter pour plusieurs personnes à la fois ! Ce n’est pas plus compliqué que le vote classique, mais les propriétés mathématiques sont bien meilleures et cela permet d’éviter une grande partie des votes non sincères, comme les votes stratégiques.

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