Entretien avec Laurence Reibel, conservatrice du musée du Temps
50 ans après un conflit social sans équivalent en France, le musée du Temps porte à son tour un regard sur l’entreprise Lip. Une exposition qui ne résume pas l’histoire de Lip au mouvement social mais englobe aussi ses 110 ans d’existence.
Pourquoi avez-vous souhaité exposer cette histoire industrielle au musée du Temps ?
Laurence Reibel Cela fait plusieurs années que nous souhaitions consacrer une exposition à l’entreprise Lip. Joëlle Mauerhan (1949-2023), qui a été l’initiatrice et la conservatrice du musée du Temps, avait œuvré à rassembler d’importantes collections dès la fin des années 1970. Elle estimait cependant le sujet encore trop sensible pour l’évoquer dans une exposition. L’anniversaire des 50 ans du conflit Lip a été l’opportunité de nous inscrire dans l’événement tout en élargissant le sujet. Nous avons ainsi souhaité prendre un peu de hauteur pour revenir sur cette aventure industrielle hors norme et tenter d’expliquer pourquoi ce conflit a eu un tel retentissement.
Comment avez-vous procédé ? Êtes-vous partis de témoignages ?
L.R. Nous sommes parti·es de nos collections. Nous pouvions raconter cette histoire grâce aux fonds collectés par Joëlle Mauerhan, notamment les documents et archives récupérés dans l’usine abandonnée et aujourd’hui déposés aux archives municipales de Besançon, mais aussi les restes des deux fresques peintes dans le hall de l’entreprise ou encore plusieurs centaines d’affiches liées au conflit.
Nous conservons également des objets et des montres bien entendu et continuons à enrichir régulièrement les collections par des achats et des dons. C’est à partir de ces collections que nous avons pu construire une exposition en trois parties : la production elle-même, avec l’innovation et l’image de marque comme fils conducteurs, la construction d’un mythe autour de l’entreprise et enfin le conflit lui-même, en insistant sur le collectif qui a vraiment constitué la force de Lip.
Exposition « Lip·ologie, Une histoire horlogère » – Crédits : Fanny Calley musée du Temps
Quelle est la principale difficulté d’exposer l’histoire de cette entreprise ?
L.R. La question de la légitimité se pose toujours quand on est face à d’ancien·nes ouvrier·ères, « les Lip », qui ont vécu cette histoire de l’intérieur. À Besançon, quand on parle de Lip, c’est encore très sensible, même cinquante ans après. Ce n’était donc pas rien de s’attaquer à cette histoire qui n’avait jamais fait l’objet d’une exposition, en dehors du conflit lui-même. Lip c’était en effet la première marque française d’horlogerie au milieu du XXe siècle, et la huitième usine de production à l’échelle mondiale: 10 millions de Français·es portaient une montre Lip !
La difficulté était donc d’arriver à inscrire cette exposition dans une année anniversaire sans parler uniquement du conflit ?
L.R. Au contraire, dans le cadre d’une année commémorative du conflit de 1973, il s’agissait pour nous de le contextualiser au regard de l’histoire de l’entreprise et de sa notoriété pour mieux comprendre pourquoi il avait eu un tel retentissement.
Si les chercheur·ses s’intéressent beaucoup à ce conflit social majeur en France, l’histoire de l’entreprise est malheureusement encore peu étudiée dans son ensemble. Nous avons donc choisi de la traiter par le prisme de la symbolique, en nous intéressant à son côté iconique dans ces différentes composantes : un conflit emblématique pour une entreprise emblématique.
Et c’est une dimension également déclinée dans le titre de l’exposition.
L.R. En effet, « Lip·ologie » est un mot inventé bien sûr, un clin d’œil au terme de
« mythologie » qui est le fil rouge de toute l’exposition. Fred LIP, à la tête de l’entreprise après-guerre, a véritablement développé une légende autour de son entreprise qu’il a incarnée avec son caractère fantasque et percutant, mais aussi innovant. Nous nous sommes donc amusé·es à décliner toute l’exposition avec des termes comme morphologie pour évoquer les usines modernes, technologie pour la production et l’innovation, mythologie…
Lip·ologie, c’était également une manière d’affirmer un discours sur Lip à partir des collections du musée du Temps. D’ailleurs, cela fonctionne et tout le monde s’est approprié le mot rapidement.
Quelles furent les autres bonnes surprises de l’exposition ?
L.R. Pendant l’élaboration de l’exposition, de nombreux et nombreuses collègues, qu’ils·elles soient du musée du Temps, du musée des beaux-arts et d’archéologie ou d’autres services de la ville, mais également des visiteur·ses ou des partenaires, nous ont questionné·es sur l’exposition ou proposés des montres Lip à exposer, témoignant d’une vraie curiosité pour le projet.
Depuis l’ouverture, nous avons d’ailleurs des retours très positifs du public qui découvre des volets méconnus de l’entreprise, notamment le côté innovant de ses dirigeants ou le fait que Lip avait également produit de l’armement et de l’outillage. Cela nous a conforté·es dans notre choix de faire découvrir une aventure dans sa totalité.
Nous avons également cherché à proposer une scénographie immersive, notamment dans le dernier espace consacré aux conflits de 1973 et 1976 et à la liquidation de l’entreprise. Nous avons ainsi reconstitué un bout de la passerelle de l’usine, laquelle était un véritable carrefour d’information au cœur de l’usine. Le jour du vernissage, j’ai été touchée d’y retrouver une ancienne Lip, émue de se retrouver projetée 50 ans auparavant dans ce lieu emblématique du conflit.
Pourquoi l’aventure industrielle et sociale de Lip nous parle encore aujourd’hui ?
L.R. L’entreprise a su inscrire la marque et son image dans le quotidien des Français et Française. Tout le monde a eu une Lip – c’était la montre offerte à la communion – ou connaît une personne qui possède une Dauphine ou une T18. Cet imaginaire reste d’autant plus présent que la fin de l’entreprise a été marquée par un conflit social sans précédent.
Trois colloques ont d’ailleurs été organisés par les universités de Franche-Comté, Lausanne et Haute-Alsace en 2023, réunissant des chercheur·ses à l’échelle internationale.
Exposition « Lip·ologie, Une histoire horlogère » – Crédits : Fanny Calley musée du Temps
L’entreprise existe-t-elle encore aujourd’hui ?
L.R. L’entreprise a été liquidée en 1977, mais la marque a été rachetée à plusieurs reprises. Elle a ainsi été délocalisée dans le Gers pendant 25 ans et identifiée durant cette période comme une montre offerte avec l’abonnement à des magazines. Depuis 2015, la marque Lip est de retour à Besançon, sa licence ayant été reprise par l’entreprise SMB. Depuis, celle-ci s’attache à s’inscrire dans les pas de l’entreprise, avec la relance de modèles emblématiques ou une publicité innovante. Afin de célébrer le combat des Lip pour conserver leur usine et leurs emplois, mais également pour marquer le retour de la marque à Besançon, elle a édité, en 1 973 exemplaires, un modèle qui porte le slogan resté célèbre de Charles Piaget (1928-2023) : « On fabrique, on vend, on se paye ». Cela a fait un peu polémique mais c’était pour nous un signe de plus de l’attachement persistant à la mémoire et à la symbolique de Lip, véritable emblème de Besançon et de sa riche histoire horlogère.