Quelques jours avant sa disparition, le philosophe Michel Serres répondait aux questions des journalistes de France Inter sur la façon dont notre société est en train de changer : « Nous sommes en train de vivre une période exceptionnelle de l’histoire. On a vécu 70 ans de paix, l’espérance de vie a crû jusqu’à 80 ans, la population paysanne est passée de 75 à 2 %… Par conséquent, toutes les institutions que nous avons créées l’ont été à une époque où le monde n’était pas ce qu’il est devenu. » Sont-elles donc obsolètes ? « À peu près toutes le sont. Elles sont désadaptées par rapport à l’état actuel du monde. » Et d’ajouter : « L’économie telle que le capitalisme l’a mise en place est catastrophique, au moins du point de vue écologique. [Elle] est en train de détruire la planète. » Pour l’amoureux des sciences et de la nature qu’était Michel Serres, la menace que font peser les projets de « méga-constellations » sur l’intégrité de la voûte étoilée, aurait sans aucun doute été une parfaite illustration de ses propos.
Résumons : d’une part, Starlink, une filiale de la société SpaceX du milliardaire et prédateur américain 2.0 Elon Musk, et ses 12 000 satellites annoncés pour les mois à venir. Auxquels il faut ajouter des milliers d’autres, issus des projets Amazon de Jeff Bezos, de Facebook, OneWeb, Samsung, de la Chine… en tout 20 000 à 40 000 satellites censés répondre au plus tôt à une « demande urgente » : connecter les hommes qui ne le sont pas encore ainsi que leurs objets (voitures, frigos, enceintes, etc.) à une vitesse quasi instantanée. Et de l’autre, des scientifiques (astronomes, radioastronomes) et la société mondiale qui se voient imposer brutalement, sans concertation préalable, un ciel artificiel dont les points lumineux sont plus nombreux que toutes les étoiles des constellations boréales et australes réunies, et aussi brillants que ceux de la Grande Ourse.
Tout dans cette affaire est effrayant. La nature du projet, la vitesse à laquelle il se met en place, le mépris de toute considération environnementale et culturelle, la béance du droit international sur le sujet. Ce qu’ont découvert les quelques milliers d’astronomes qui ont signé des pétitions, c’est qu’il n’existe aucune règle ou directive au niveau international sur la luminosité des objets artificiels en orbite. Tout ce qui est réalisé aujourd’hui n’a rien d’illégal. Et les organismes chargés de réguler l’accès à l’espace, comme d’attribuer des fréquences, ne contrôlent qu’une seule chose : le respect de leurs propres règles. Conçues dans un monde… qui n’existe plus.
Alors que faut-il faire ? Comment préserver la vue sur l’océan des étoiles, permettre à la recherche scientifique de travailler sans trop de parasites et réguler le trafic orbital par la force du droit international ? Nul ne le sait. Écoutons à nouveau Michel Serres, au cours de la même émission : « Quand on a fait la Révolution de 1789, on avait Rousseau derrière. Aujourd’hui, nous n’avons personne, et c’est la faute à qui ? Aux philosophes. C’est leur rôle de prévoir ou d’inventer une nouvelle forme de gouvernement ou d’institutions, et ils ne l’ont pas fait. » Pour qu’une nouvelle révolution change la donne, il faudra bien plus que des astronomes, des amateurs de cieux étoilés et de nouveaux philosophes. Il faut aussi un choc brutal et profond. L’image de la Terre, vue depuis l’espace, infuse dans les consciences depuis plus d’un demi-siècle. Et chacun sait aujourd’hui qu’elle est la seule oasis. Si polluer le ciel est comme une goutte d’eau dans un océan de dégradation environnementale, alors cette petite cause pourrait avoir de grands effets. Pour beaucoup de vies sur notre planète, maintenant, le temps est compté.
Alain Cirou, directeur de la rédaction de Ciel & espace
À propos de Starlink :
Depuis mai 2019, la société SpaceX, dirigée par Elon Musk, s’est lancée dans une opération de grande envergure : créer une constellation à basse altitude de 1 600 satellites pour couvrir la planète en « connexion », avec comme objectif final de mettre en orbite 12 000 satellites. Chaque lancement de Starlink suscite l’émoi des amoureux du ciel, l’étonnement du public ou l’inquiétude des astronomes. Durant quelques jours, on peut observer un train de 60 satellites passer en file indienne dans le ciel. Lors d’un prochain lancement, nous vous invitons à essayer de l’observer, de le photographier et de le partager pour le dénoncer. Les observations réalisées par les grands télescopes, comme ceux du VLT au Chili, ne devraient pas trop souffrir de cette présence étrangère au domaine stellaire bien que certaines parties du ciel en-dessous de 30° et à certaines heures proches du crépuscule ou de l’aube seront plus impactées. Le Harvard Center for Astrophysics a estimé qu’à terme 600 satellites seront visibles à un instant dans le ciel. Comment une société privée peut-elle s’approprier le bien commun au profit d’une civilisation ultra connectée ? Elon Musk n’enfreint aucune loi aujourd’hui, utilisant un vide juridique. Que faire ? Signer des pétitions, faire du bruit pour que SpaceX réagisse ? La société, en réaction, a essayé de peindre en noir l’un de ses satellites afin de le rendre moins visible… L’expérience n’est pas concluante puisque ce sont surtout les panneaux solaires qui reflètent la lumière. L’AFA a choisi la voie de l’interpellation afin de mobiliser tous les acteurs du domaine spatial et astronomique, la société civile (UAI, CNES, …,) pour débattre d’une régulation des usages de l’espace. Sans doute bien insuffisant, mais que faire ?
Éric Piednoël, directeur général adjoint de l’Association française d’astronomie