Le Café des sciences, association membre de l’Amcsti, compte près de 200 membres dont environ la moitié de vidéastes de science. À la fois vecteur de visibilité et interface avec les partenaires de la culture scientifique, communauté de pratique et outil réflexif, il possède maintenant une grande expérience de YouTube comme média de vulgarisation. Dans cet article, nous vous proposons un panorama de ce que nous savons sur les vidéastes de science et leur public.
Qui sont les youtubeur.se.s de science ?
En août 2017, l’un d’entre nous établissait une liste de 115 vidéastes de science sur YouTube ; un an plus tôt, ils/elles étaient 106 à avoir répondu à une de nos enquêtes sur la situation professionnelle des vidéastes vulgarisateur.rice.s francophones. (Un ordre de grandeur à comparer aux 630 vidéastes culturel.le.s recensé.e.s en septembre 2018 en compilant plusieurs listes publiques.) Selon cette enquête, la moitié des vulgarisateurs a entre 26 et 35 ans, et la très grande majorité vient de France voire d’Europe.
En termes de disciplines, outre les chaînes transdisciplinaires, c’est la biologie-santé qui domine, loin devant la physique-chimie.
Dans notre analyse des 630 vidéastes culturel.le.s, le « boom » des créations de chaînes peut être daté entre l’été 2014 et l’été 2016 ; le nombre de nouvelles chaînes diminue constamment depuis (ce qui peut-être un biais de la méthode d’échantillonnage, basé sur quelques annuaires d’autorité).
Quel est leur public ?
Selon les statistiques des abonnés données par YouTube et agrégées dans une nouvelle enquête non encore publiée, le public des vidéastes scientifiques est majoritairement un public de jeunes adultes, âgé de 25 à 34 ans. Concernant les adolescents, Charlotte Barbier a montré dans son mémoire de Master en sciences de l’éducation qu’ils ont un usage scolaire des vidéos éducatives sur YouTube : « s’ils utilisent des vidéos pour réviser leurs cours ou améliorer leur méthodologie, ils s’en servent assez peu comme un moyen d’approfondir leurs connaissances et découvrir de nouveaux sujets et domaines ».
En pratique, le public des chaînes YouTube de vulgarisation scientifique est distribué de manière très hétérogène ! Dr Nozman culmine à 3 millions d’abonnés à l’heure d’écrire ces lignes, quand les « petites chaînes » ont quelques centaines d’abonnés et la majorité des chaînes de notre échantillon possède entre 1 000 et 100 000 abonnés. Mais attention : si les abonnés forment le « public captif » de chaque vidéaste, YouTube se repose tellement sur ses propres algorithmes que les nouvelles vidéos d’un abonnement ne sont pas forcément signalées ou mises en avant ; à l’inverse, les vidéos peuvent être vues plus largement que par les abonnés. Ainsi, Dr Nozman a réalisé son plus gros carton avec une vidéo sur le hand spinner, vue plus de 5,6 millions de fois ! Et au total, ses vidéos enregistrent entre 15 et 20 millions de vues par mois.
Cependant, aucune définition d’une « vue » n’est donné par YouTube : faut-il avoir vu la vidéo en entier ? Ou une proportion significative de la vidéo ? Quelle proportion exactement ? Les vidéastes disposent néanmoins d’outils d’analyse de leur audience leur permettant de connaître le « temps de rétention », c’est-à-dire le pourcentage de la vidéo regardé par un spectateur moyen. Par exemple pour Léo Grasset de la chaîne « Dirtybiology », le temps de rétention est égal à 70 %.
Quel est leur impact ?
Il est généralement admis que les plus « grosses chaînes » sont généralement des chaînes créées il y a assez longtemps, et ayant accumulé un nombre conséquent de vidéos. D’une part ces chaînes ont eu le temps de croître, d’autre part elles ont pu émerger à une époque où la concurrence était moins rude. Il est possible de se livrer à une étude statistique précise de cet effet, qui met en évidence 3 paramètres ayant une influence sur le « succès » d’une chaîne : le nombre de vidéos, l’âge de la chaîne, et la fréquence de publication. À l’inverse, le fait que la chaîne soit en « face caméra » plutôt qu’en « voix off » n’a pas d’influence statistiquement significative sur le nombre d’abonnés, ni le fait que la chaîne soit incarnée par une femme (même si la première femme n’apparaît qu’au 9ème rang).
Existe-t-il un autre indicateur de la qualité d’une vidéo que le nombre de vues, permettant aux « petites chaînes » de se faire connaître mais aussi aux « grosses chaînes » de mieux analyser l’impact de leurs vidéos ? Nous avons calculé plusieurs indicateurs que YouTube ne fournit pas par défaut, en interrogeant son API (une interface permettant aux serveurs de YouTube de répondre aux requêtes que lui envoie un programme) : le nombre de commentaires rapporté au nombre de vues, le nombre de « j’aime » rapporté au nombre de vues, le nombre de « j’aime » rapporté au nombre de « je n’aime pas ». Comme tous les indicateurs, ceux-ci peuvent présenter plusieurs biais : le ratio entre le nombre de « j’aime » et le nombre de « je n’aime pas » a des chances de varier très fortement pour une très petite chaîne qui n’a qu’un ou deux « j’aime pas » à chaque vidéo ; le ratio entre le nombre de commentaires et le nombre de vues sera biaisé vers les vidéos polémiques plutôt que de qualité, tandis que le ratio entre le nombre de « j’aime » et le nombre de vues sera biaisé vers les communautés très engagées.
Premier résultat, ces indicateurs avantagent les « petites chaînes » : sur les 12 derniers mois, les quatre plus grosses chaînes du Café des sciences ne placent aucune vidéo dans les top 3, alors que des petites chaînes avec quelques milliers voire centaines d’abonnés entrent facilement dans les top 3. Ce qu’on peut interpréter comme un effet de la longue traîne décrite sur toutes les activités en ligne : les grosses chaînes ratissent large et ont des abonnés curieux mais peu engagés, tandis que les « petites chaînes » n’ont normalement que des vrais passionnés qui « aiment » et commentent plus. Qui plus est, chacun des trois indicateurs semble décrire une réalité différente (ils sont probablement faiblement corrélés) puisqu’une vidéo est rarement présente dans plus d’un top 3. Nous retiendrons qu’au-delà des « buzz faciles », les vidéos qui ressortent selon ces indicateurs se sont penchées sur la biodiversité, les quotas carbone individualisés, le magma, la poliomyélite, l’évolution des primates…
L’impact sur le plus jeune public n’est pas négligeable : un chercheur en biologie marine, qui a interrogé par questionnaire ses spectateurs, note que ses vidéos ont un impact très positif sur l’image des chercheurs chez les 12 à 17 ans.
Quelle est la place des femmes vidéastes ?
Dans une enquête (non encore publiée) menée en avril-mai 2018 auprès de 190 vidéastes culturel.le.s et scientifiques, nous avons comptabilisé 25 % de vidéastes femmes. Les modèles manquent et n’incitent pas les plus jeunes à se lancer ; quand elles existent, elles sont moins mises en avant et moins suivies. Outre les biais liés à l’algorithme de YouTube qui ne peut pas mettre en avant un « contenu semblable » qui n’existe pas, force est de reconnaître que le public de YouTube est majoritairement masculin (selon les statistiques données par YouTube).
Quel est leur statut ?
Sur 19 % de vidéastes qui dégagent de l’argent avec leur chaîne, cet excédent est faible dans la majeure partie des cas (seuls 5 vidéastes sur 106 interrogés considèrent gagner au moins en partie leur vie grâce à cette activité). La majorité des vidéastes ayant un revenu faible via leurs chaînes espèrent qu’elles deviendront une source de revenu (79%) alors que cette ambition est moins fréquente chez les vidéastes dont les chaînes ont un bilan financier neutre voire négatif (37%). Ainsi, les vidéastes sont majoritairement salarié.e.s (pour un tiers) ou étudiant.e.s (pour un autre tiers).
Les vidéastes youtubeur.se.s professionnels ont un statut économique et juridique extrêmement fragile aujourd’hui ; ils/elles peuvent être créateur.rice.s indépendant.e.s ou affilié.e.s à un réseau multichaîne, ou « network ». Il s’agit d’une entreprise travaillant conjointement avec les plateformes type YouTube et proposant aux vidéastes des services de monétisation et promotion des contenus, gestion des droits, aide au développement et relations avec les annonceurs et partenaires commerciaux, en échange d’un pourcentage sur les revenus de leur chaîne. Forcés d’utiliser la convention collective pour les métiers de l’audiovisuel qui est inadaptée, voire non applicable dans certains cas, les vidéastes web se mobilisent pour représenter et défendre les métiers de la création vidéo sur le web. C’est pourquoi une poignée d’entre eux/elles développe actuellement un syndicat professionnel, la Fédération des Métiers de la création audiovisuelle diffusée sur Internet. Elle travaillera notamment à définir et accompagner les créateur.rice.s, à éclairer les enjeux des plateformes de diffusion vidéo (flux financiers, censure, discriminations…) et à délimiter un cadre professionnel spécifique (métiers, environnement de travail, relations institutionnelles).
Quel est leur viabilité financière ?
Première chose importante : il n’existe pas de modèle économique viable pour les vidéastes culturel.le.s. En effet, la première source de revenus que pourrait être la monétisation des vidéos par la régie publicitaire de YouTube rapporte environ 0,8 € / 1 000 vues, soit 4 millions de vues par mois pour un équivalent SMIC (une fois ôtés les frais de production et les charges fiscales). De plus, les chaînes dépassant les 4 millions de vues par mois sont souvent issues du travail de plusieurs personnes, ou alors le temps consacré peut être supérieur à un temps-plein. Bref, seule une très petite minorité de vidéastes scientifiques peut espérer vivre des revenus publicitaires sur YouTube.
Par ailleurs, certain.e.s vivent en partie du financement participatif de leur public, sur des plateformes comme Tipeee ou uTip, ou du sponsoring. D’autres se diversifient et publient des livres ou produisent des vidéos de commande. Ils/Elles peuvent également vendre des scripts à d’autres vidéastes, ou des productions audiovisuelles à des médias télé ou web.
Finalement, la majorité du travail réalisé sur les chaînes YouTube scientifiques est bénévole, faute de modèle économique adapté.
D’où le paradoxe que le YouTube culturel n’arrive pas à se trouver un modèle économique, alors qu’il produit du contenu de grande qualité, avec des coûts de production bien inférieurs à ceux de la télé (compter entre 1 000 et 4 000 euros la minute pour une émission professionnelle). Le paradoxe est même double : d’une part, vu que ça a existé à la télé, il doit bien être possible de trouver de l’argent pour financer des contenus culturels ; d’autre part, pour un même montant investi, on produirait bien plus de contenu via les vidéastes Youtube que par les productions télé classiques.
Si les vidéastes produisent du contenu sans toucher d’argent pour le faire, c’est que la valeur de ce qui est produit part dans d’autres poches. Or ce ne sont pas celles de YouTube, dont les recettes couvrent à peu près le coût (énorme) des infrastructures : serveurs, bande passante, etc. Il faut plutôt considérer le fait que les spectateurs accèdent à du contenu gratuitement avec un moindre paiement en « temps de cerveau disponible » : en effet, à la télé les plages de publicité varient entre 4 et 9 minutes / heure, suivant les chaînes et les programmes, soit entre 10 et 30 fois plus que sur Youtube.
Étant donnée la difficulté pour les chaînes de vivre des publicités YouTube, de nouvelles solutions émergent. L’initiative du Fond d’aide aux créateurs et créatrices vidéo sur internet du CNC (CNC Talent) a été accueillie avec beaucoup d’intérêt de la part des vidéastes scientifiques. Une meilleure reconnaissance par les institutions, ainsi que des fonds dédiés, semblent pour beaucoup de vidéastes les meilleures chances pour l’avenir des vidéos scientifiques et culturelles. Les institutions de la CSTI ont donc leur rôle à y jouer !
Conclusion
Le phénomène des vidéastes de science est indissociable du nouveau paradigme de l’auto-publication, qui suppose de repenser le processus de légitimation du discours scientifique face aux croyances et aux valeurs. Peu importe votre légitimité a priori (en tant que scientifique diplômé, que chercheur de métier…) c’est la reconnaissance du public et la « validation collective « qui fonde l’autorité et la légitimité. Selon la chercheuse Pauline Adenot, « le vulgarisateur scientifique va devoir la conquérir peu à peu en construisant un personnage crédible, autrement dit en construisant l’ethos de l’expert pro-am, entendu ici comme expert non pas nécessairement d’une discipline particulière mais d’une forme de vulgarisation et donc de pédagogie. » Un processus auto-correctif (les vidéastes qui ne corrigeraient pas les erreurs dès qu’elles leur sont signalées perdraient leur crédit) qui a finalement plus à voir avec les valeurs du chercheur que la posture du « vulgarisateur assermenté », et qui permet de se battre à armes égales avec les propagateurs de fausses nouvelles et les anti-science.
Dans ce contexte, les algorithmes de recommandation de YouTube souvent décriés parce qu’ils constituent des « bulles de filtre », proposent pour le chercheur Dominique Cardon « un système de valeurs donnant la prééminence à ceux qui ont été jugés méritants par les autres, et déployant une volonté : faire du web un espace où l’échange des mérites n’est ni freiné, ni déformé ». Les institutions de la CSTI doivent s’en faire le relais, comme le rappellent Marion Sabourdy et Mathieu Gesta dans leur article « Vidéastes, institutions et publics » du Bulletin de l’Amcsti.