Sauvegarder le patrimoine de la recherche industrielle ?

Culture industrielle : où en est-on ?
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Les dernières décennies ont été marquées par une accélération sans précédent d’évolutions techniques et scientifiques. Avec les secteurs économique et académique, le monde de la recherche industrielle est porteur d’un patrimoine unique à sauvegarder.

 

Les richesses d’un patrimoine méconnu

Si le patrimoine industriel est aujourd’hui un champ patrimonial à part entière, ce patrimoine spécifique de la recherche industrielle reste bien souvent en marge des préoccupations de sauvegarde. En particulier pour la période des années 1950 à aujourd’hui, période souvent jugée trop récente pour faire l’objet de projet de sauvegarde.

La recherche industrielle est impliquée dans tous les domaines courants de notre société, de l’agroalimentaire en passant par la santé, l’énergie, l’automobile, la communication, l’informatique, l’aérospatial et bien d’autres. Les industriels sont soumis à des contraintes de rentabilité et de performance. Pour rester compétitif, il leur est nécessaire d’investir dans leurs propres équipes de recherche et développement, ou bien de créer des partenariats avec des laboratoires de recherches universitaires ou des instituts de recherche.

Les traces de ces activités illustrent des processus d’innovation et en cristallisent les étapes. Elles constituent donc un héritage précieux à sauvegarder et à transmettre. Ce patrimoine protéiforme s’inscrit dans des éléments matériels :

  • Des artefacts : des machines, des instruments scientifiques et techniques, des prototypes…
  • Des documents et archives : des cahiers de laboratoires, des études, des notices, des spécifications, des procédures, des brevets, des photographies, des plans, des films…
  • Des éléments informatiques: des programmes informatiques (conception assistée par ordinateur…), des bases de données, des commandes numériques…

Ce patrimoine matériel et numérique ne prend son sens que par sa contextualisation au regard d’une sauvegarde d’éléments immatériels qui recouvrent à la fois les savoirs tacites, les gestes techniques, le vocabulaire interne, mais aussi le contexte socio-économique et culturel.

 

La mission nationale de sauvegarde du patrimoine scientifique et technique contemporain : un accompagnement méthodologique aux démarches de sauvegarde.

En 2003, le ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche confiait au Musée des arts et métiers une mission de sauvegarde du patrimoine scientifique et technique contemporain de la recherche et de l’enseignement (PATSTEC). Les objectifs de cette mission sont la sauvegarde du patrimoine matériel et immatériel de la recherche publique et privée, et la création d’un réseau national.
Ce patrimoine récent revêt un grand nombre d’enjeux et de complexité : de la « boîte noire » aux « grands instruments », que conserver ? Comment ?

Pour y répondre, la Mission nationale, avec l’appui d’un comité scientifique dédié, a développé des stratégies de sauvegarde du patrimoine in-situ. Cette sauvegarde est pensée en amont de la conservation et de la patrimonialisation. Sa mise en œuvre passe par la mise en place d’un inventaire des instruments dans une base de données développée par l’équipe de la Mission nationale. Les instruments inventoriés ne pouvant pas être systématiquement stockés, l’inventaire numérique constitue une première forme de sauvegarde, chaque fiche étant renseignée de photographies, et de documents associés (des fichiers pdf ou encore de vidéos).

Parallèlement à la sauvegarde matérielle, des témoignages sont collectés et mis en place afin de documenter les objets inventoriés.

Une partie de la base de données est visible sur le site internet public www.patstec.fr qui comprend en 2024 plus de 27 000 fiches d’inventaires, dont 15 000 en ligne.

 

La mission nationale et le monde industriel: sauvegarder et transmettre

Dès les débuts du programme PATSTEC, la sauvegarde des innovations s’est avérée un point central avec la mise en place de plusieurs projets d’inventaire et de collecte de mémoires orales. En se déployant au sein de différentes régions, plusieurs « histoires de recherches», « histoires de laboratoires », « histoires d’objets » ont été collectées.

Divers cas de figures émergent ; certains illustrent des partenariats entre laboratoires de recherche et industriels, comme entre l’Université de Lille et la société Matra qui a abouti à la création d’une rame de métro automatique mise en service dans la métropole lilloise en 1983, ou encore d’autres cas, où des inventions, ou des concepts sont développés au sein de laboratoires de recherche académiques, puis ont fait l’objet d’un transfert de technologie. C’est le cas par exemple à l’Université de Nantes d’une méthode d’analyse par RMN (Résonance Magnétique Nucléaire) pour la détection de la chaptalisation des vins développée au sein des laboratoires de physique et de chimie par les professeur·es Maryvonne et Gérard Jean MARTIN en 1980. Ces dernier·ères parviennent, par analyse isotopique, à déterminer l’origine du sucre contenu dans les alcools. Cette découverte les conduira à créer en 1987 à Nantes l’entreprise Eurofins, qui est devenue mondiale.

D’autres travaux de sauvegarde se déroulent au sein même des entreprises. Plusieurs partenariats avec la Mission nationale se sont avérés tout à fait fructueux, l’un des cas emblématiques est celui de l’entreprise Michelin, qui avec la mission régionale Auvergne a mené d’importants travaux d’inventaire dont un exemplaire de Microscope Électronique à Transmission (MET) utilisé en recherche au sein de l’entreprise pour le contrôle des latex et en vue de la définition de normes spécifiques pour les performances des pneus. Dans le cadre de la mission PATSTEC, une demande de protection au titre des monuments historiques a abouti en 2016 à un arrêté de classement signé par le ministre de la Culture. Ce microscope est aujourd’hui présenté au grand public dans le cadre de l’espace d’exposition l’Aventure Michelin. Dans tous ces cas, la Mission nationale apporte son expertise, son expérience et une méthodologie de sauvegarde.

Les corpus constitués prennent véritablement leur sens lorsqu’ils sont diffusés et transmis. De nombreux objets et témoignages retraçant des histoires d’innovations sont aujourd’hui accessibles via le site internet PATSTEC. Certains font l’objet de diverses actions de culture scientifique : expositions, publications, ou documentaires. En 2020, une exposition collective portée par la Mission nationale et ses partenaires, intitulée « Prototypes, de l’expérimentation à l’innovation[1] », apportait un éclairage fort sur ces objets méconnus et les coulisses de leur conception. En outre les historien·nes et sociologues de demain pourront se saisir des données sauvegardées pour explorer de nouveaux terrains de recherche.

 

Sensibiliser pour inciter de nouveaux projets de sauvegarde

En avril 2006, la Mission nationale de sauvegarde du patrimoine scientifique et technique (PATSTEC) avec l’association Patrimoine et mémoire d’entreprises proposait une journée d’étude intitulée « Recherche et développement dans l’entreprise : conserver l’instrumentation , pourquoi, comment ? » ; la préoccupation n’est donc pas nouvelle, si le « pourquoi » et le « comment » trouvent aisément des réponses et des éléments méthodologiques, la mise en œuvre sur le terrain reste un défi constant qui ne peut être relevé qu’ à travers la mise en place de nouveaux partenariats.
Développer des passerelles avec le secteur industriel, nécessite la sensibilisation des entreprises à leur propre patrimoine et leur propre histoire. La Mission nationale souhaite dans cette perspective ouvrir des réflexions communes et de nouvelles voies de collaboration[2].

Notes

[1] L’exposition a fait l’objet de l’édition d’un catalogue raisonné : Prototypes : de l’expérimentation à l’innovation : [exposition, Paris] Musée
des arts et métiers, du 17 mars au 28 juin 2020 / commissariat Catherine Cuenca ; préface Pascale Heurtel. Les contenus sont déclinés

[2] Le 28 mai 2024, la journée nationale PATSTEC au CNAM s’intitule « De la mémoire au musée : quelle sauvegarde de la recherche en entreprise ? »

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