François Ribac est compositeur de théâtre musical et sociologue, maître de conférences à l’Université de Bourgogne (laboratoire Cimeos) actuellement en délégation CNRS à l’Ircam. Il est notamment l’auteur de « L’avaleur de rock » (La Dispute, 2004) et avec Catherine Dutheil-Pessin, de « La Fabrique de la programmation culturelle » (La Dispute, 2017).
Après des recherches consacrées aux musiques populaires et aux experts culturels, vous travaillez dorénavant sur le thème de l’Anthropocène.
Je coordonne un projet de recherche de 3 ans intitulé « Arts de la Scène et Musique dans l’Anthropocène ». Notre équipe réfléchit au positionnement des arts du spectacle et de la musique face aux défis écologiques. Nous nous intéressons au coût écologique des productions et des instruments, à la façon dont l’histoire des spectacles et de la musique ont contribué à construire la « nature » et à donner corps au récit moderne ; enfin nous nous efforçons de comprendre comment ces mêmes arts peuvent contribuer à imaginer un autre monde.
Comment les arts se positionnent-ils vis-à-vis des défis écologiques ?
C’est évidemment difficile de faire des généralités mais on peut néanmoins constater que nombre de spectacles ou d’expositions se fixent comme tâche de sensibiliser le public aux questions écologiques, de le reconnecter à la nature, d’alerter sur les désastres actuels et à venir. Le registre prophétique est donc très présent, c’est-à-dire que l’on annonce la catastrophe pour mieux l’éviter. Sans dénier à cette façon de faire sa légitimité – les artistes ont toute licence ! – il y a tout de même plusieurs points qui interrogent. D’abord, le fait que la conscience écologique – pensons par exemple au réchauffement climatique – est désormais assez développée et dans toutes sortes de pays et de territoires. Même si, bien entendu, de nombreux problèmes écologiques doivent être révélés, ce registre semble un peu décalé. La deuxième remarque est que le registre prophétique n’est pas toujours très efficient. Il y a des tas de gens qui font des choses dont ils savent pertinemment qu’elles sont dangereuses mais cela ne les dissuade pas pour autant. Ensuite, le fait de faire peser sur les personnes la responsabilité des désastres environnementaux est aussi problématique. De nombreux travaux montrent, par exemple dans le cas des déchets, que la responsabilité des consommateurs est souvent très faible par rapport à celle de l’industrie, de l’agriculture intensive. Le focus sur les individus masque en grande partie la responsabilité des industriels, des transnationales et la passivité des gouvernements et des institutions.
Comment l’expliquez-vous ?
Il y a bien sûr le travail des lobbies, les ravages liés à la croyance dans la croissance, l’idée que les énergies fossiles sont inépuisables, la difficulté à prendre la mesure exacte des menaces et des dégâts ; mais il y a aussi un autre facteur, à savoir que la transition écologique est souvent déclinée en termes techniques (l’isolation des bâtiments par exemple), voire technocratiques. Même si de nombreuses expériences locales posent des jalons – du mouvement des Villes en transition aux expériences type Notre-Dame des Landes – la dimension imaginaire de la transition n’est pas très présente. Pour s’engager vers d’autres mondes, il faut, d’une part, pouvoir les esquisser et, d’autre part, que ces préfigurations émanent de collectifs, de la base des sociétés. Précisément, même si certains artistes montent des projets participatifs impliquant des amateurs, des habitants, nombre de spectacles, de productions, d’expositions sont « hors-sol ». Là encore, c’est l’excellence artistique et les professionnels qui sont censés porter les bons messages, les bonnes pratiques, imaginer pour les autres. Par ailleurs, on mobilise surtout les arts visuels et la littérature, par exemple les travaux remarquables d’Émilie Hache, pour penser l’Anthropocène. La musique, les spectacles sont rarement utilisés comme des outils de préfiguration, des vocabulaires permettant de penser, d’imaginer autrement. C’est pour cela que nous travaillons à une sorte de spectacle collaboratif à Dijon en association avec des artistes, des chercheurs, des écologistes – activistes, institutionnels – et des collectifs locaux. L’idée de ce projet est justement de voir si des personnes vivant dans un territoire peuvent écrire et interpréter leur futur, imaginer sur une scène, avec des vocabulaires propres aux arts du spectacles, ce qui se passerait chez eux. Il s’agit de localiser « l’art de la transition » et que des profanes s’approprient les problématiques de la transition écologique.
Qu’est ce que l’expertise d’un profane ?
C’est une expertise basée sur l’expérience des usagers et qui complète celle des professionnels. Par exemple, face aux médecins qui s’employaient à prolonger le plus longtemps possible la vie de personnes atteintes de maux incurables, les patients et leurs proches ont pesé pour des soins palliatifs, pour des traitements anti-douleurs. Parfois, il vaut mieux mourir dignement que de continuer des traitements.
Cette expertise ne vise donc pas à remplacer les sachants ?
Elle vise plutôt à ajuster des politiques publiques en fonction d’objectifs élaborés de façon plus démocratique, corrélés aux besoins du monde social. Et, ce qui est vrai dans les domaines de la santé, du nucléaire, des OGM, pourrait aussi être transposé et expérimenté dans le monde culturel.
Vous pourriez citer l’exemple d’une exposition consacrée aux questions écologiques impliquant de la musique ?
« Le grand orchestre des animaux », une exposition présentée à la Fondation Cartier en 2016 conçue par l’acousticien et écologue américain Bernie Krause. Dans une des salles, on entendait des ambiances animales enregistrées depuis quarante ans par Krause dans différents endroits du monde, sous la mer, au fond d’une forêt ou à l’orée d’une métropole. Des séquences de douze minutes étaient diffusées dans une pièce immense dans laquelle les gens pouvaient se balader, s’allonger ou même s’endormir. Sur les murs, des projections annonçaient le noms des animaux qui émergeaient de l’environnement sonore global, qui exécutaient un solo. L’immersion dans cette « nature sonique » était fascinante, le public était enchanté. Et, en sortant de l’exposition, on apprenait que près 40 % des espèces entendues avaient disparu, soit parce que les zones où les prises de son avaient été réalisées avaient été urbanisées, soit à cause du réchauffement climatique. Il y a là une forme d’entrée dans les défis de l’Anthropocène, ni catastrophiste, ni prophétique, mais au contraire sensible et jouissive. Il n’y a pas d’éducation du public, de pré‑requis car tout le monde sait écouter, pas de formation préalable ou de discours. L’expérience est intense, ouverte ; l’œuvre propose aux visiteurs de devenir des oiseaux. Mais elle est aussi très politique, elle propose l’idée que ce sont les animaux qui nous ont appris la musique.