Par quel biais culturel approcher les préoccupations de ces temps troublés en vue de forger un avenir ?
Certainement pas par celui de leurs mœurs culturelles. Elles majorent les malédictions proférées par des imprécateurs·trices. Leurs dépréciations aiguisent au mieux une dépense émotionnelle déjà constante. Elles se communiquent surtout dans des propos proférés à la place de chacun·e.
Au cœur du confinement, en effet, l’avalanche des courriels reçus, qui n’offre pas de raison de se réjouir, fait entendre que beaucoup s’alimentent à une culture de l’effondrement et/ou à une docilité aux infox. J’entends les un·e·s, du fond de leurs terriers, attiser la peur et la rage sociale. Ils affûtent de troubles affects de complot, leur aversion à l’égard des Suppliants1 ou de virus « étrangers »2. J’en entends d’autres affirmer qu’ils savaient tout bien avant le déclenchement de la crise sanitaire. J’entends aussi certain·e·s, après coup, exposer leur ressentiment de ne pas être suivi·e·s sur ce qui aurait dû être planifié face à la « peste »3. J’entends encore ceux·celles qui font régner leur « science », sans preuve, sur les discussions. D’autres nous pressent de voir dans les contraintes sanitaires la loi de l’époque, ou réclament la restauration de communs qui ne sont rien d’autre que ce qu’ils·elles identifient à leur bonheur. J’entends avec cela nombre de commentateurs·trices proclamer, sans perplexité, le déclin de la mondialisation en soi. Je lis également que les pouvoirs mondialisés retourneraient les visées des camps de réfugiés contre ceux qui les ont inventés (en les confinant dans le luxe, tout de même), qu’il faut en finir avec l’esprit « cartésien » de l’exploitation de la nature, et que nous devons agir sans prendre le temps de réfléchir4.
Cette culture, réalisée dans la malédiction et le surplomb, se prolonge dans deux communes propositions.
La première articule le propos à l’objectif de préparer le monde d’après. Penser l’après, certes ? Mais non pas penser l’après… d’après l’avant, comme copie améliorée. Penser d’après ou après ? D’après l’avant (par duplication) ou d’après (ensuite). Et ils·elles exposent cet après en césure alors que de n’importe quelle crise, on sait qu’elle ne se terminera pas d’un coup, ni qu’elle n’en finira jamais.
La seconde déploie le vocabulaire de ce qui ne souffre aucun report, justifie des considérations d’urgence, l’urgence elle-même étant prise dans l’urgence. Urgence de réagir, du sacrifice, de commenter ce qui vient, de se préparer à ce qui va arriver, etc. Urgence, à chaque fois, de prêcher des doctrines porteuses de fins heureuses et du dessin de la vie juste.
Pourtant, d’autres exercices culturels – patience, prudence et solidarité – sont requis devant ces préoccupations. Lesquelles, dérangeant l’ordre habituel des vies individuelles en leur donnant à sentir la possibilité rapide de la mort, font écho à des difficultés auxquelles peu avaient songé, dont on n’a pas envisagé l’ampleur immédiatement, ou face auxquelles des orientations collectives n’étaient pas élaborées.
Pour se placer à la hauteur culturelle d’un monde « d’après », un premier exercice s’impose. Contribuer à desserrer l’étau que fait peser sur la réflexion le trop plein de solutions avancées à l’égard de questions qui ne sont même pas (ou pas encore5) formulées et détisser, à l’endroit du futur, ce qui est déjà écrit sur une page que beaucoup croient encore blanche.
Appuyons-nous simultanément sur la logique de l’émancipation dans l’échange des dires de chacun·e et les actions qui font entendre sur les orientations politiques les paroles de ceux·celles qui n’y sont pas « autorisé·e·s ». Ce parti-pris principiel devrait s’appliquer notamment aux choix de la lutte contre la pauvreté, du sens et de l’organisation du travail et de la famille, à ceux des politiques publiques, du droit à une culture scientifique et artistique, du partage des droits culturels et corrélativement du dépassement des nations, etc. En faisant fond sur l’idée selon laquelle « culture » correspond à des exercices accomplis pour se tenir debout en toutes circonstances6, il obligerait à prendre des distances avec la culture de malédiction, et surtout à rectifier une éducation culturelle dispensée jusqu’à présent grâce à des intermédiaires entretenant ces statuts par lesquels les un·e·s, qui souhaitent prendre la barre de la cité à l’approche de la tempête, veulent prouver leur supériorité et les autres doivent accepter de se prouver leur infériorité.
S’il existe la moindre chance de contribuer à un avenir autre que prévisible, par et dans la culture, c’est en se focalisant sur une méthode, celle de l’égalité : que chacun·e fasse jouer sa capacité à être la cause de son jugement, à ne pas répéter ce qui se dit partout par crainte de se distinguer, à ne pas avoir peur du dialogue public argumenté.
Si le philosophe, qui n’est plus un messager des idéaux, a une impulsion propre à faire jouer dans cette perspective, c’est d’abord de sortir lui-même de la paralysie de son intelligence, de faire savoir la différence entre une vision et la construction d’une nouvelle conception du monde et de se rendre capable de méditer son propre effroi devant des projets qui pourraient dessiner une véritable actualité, parce qu’ils sont à l’écoute des cris d’indignation et de dissentiment susceptibles de briser les logiques culturelles de la constitution, de la diffusion des savoirs et des places dans une sphère culturelle figée dans ses postures.
- Cette notion, désignant l’exil et la migration, est empruntée à Eschyle (Les Suppliantes) par la romancière Elfriede Jelinek, Les Suppliants, Paris, L’Arche, 2013.
- Longtemps les virus ont été référés aux pays « sous-développés » ; cela reste pour certains : « leur virus ».
- Allusion à Albert Camus, parce que si l’on fait abstraction de l’enjeu du roman (le nazisme), ses descriptions de certaines attitudes conviennent fort bien à notre situation.
- Ou de relire Lucrèce décrivant la peste à Rome (De la nature des choses, VI,1090), Camus déjà cité ou Giono (Le hussard sur le toit) susceptibles de réveiller l’enthousiasme de penser autrement au cœur d’une crise sanitaire.
- Pensons à la résistance requise contre les formules déplorables : des gestes de « distanciation sociale » ( !, alors qu’il s’agit de gestes de distanciation physique), etc., et les logiques impossibles : la corrélation prise pour une causalité, la partie prise pour le tout, etc.
- Cf. Christian Ruby, Abécédaire des arts et de la culture, Toulouse, L’Attribut, 2015