« Toute innovation vient d’un point de fragilité »

Accessibilité dans la CSTI
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« Muséo+ PBA Lille » est une application permettant de découvrir les œuvres du Palais des Beaux-Arts de Lille, à destination des enfants et publics en difficultés de communication ou de compréhension.

 

Simon Houriez, de l’association « Signes de sens » explique comment ce projet s’est inscrit dans une démarche de conception universelle.

 

Qu’est-ce que la conception universelle ?

D’après l’article 2 de la convention de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées, on entend par conception universelle : « la conception de produits, d’équipements, de programmes et de services qui puissent être utilisés par tous, dans toute la mesure possible, sans nécessiter ni adaptation ni conception spéciale ».

Dans le domaine de l’accessibilité, nous pouvons distinguer deux grandes catégories de projets.

  • D’une part, la mise en accessibilité, qui consiste à corriger un objet existant pour le rendre accessible à une nouvelle catégorie de personnes. Le programme télévisé des débats de l’Assemblée nationale en est un exemple : un médaillon LSF (langue des signes française) a été rajouté sur le programme pour les rendre accessibles aux sourds.
  • D’autre part, la conception accessible, qui consiste à créer un objet nouveau en intégrant les besoins spécifiques d’une population. L’expérience du livre pour enfant peut en être un exemple. Pour les enfants déficients visuels par exemple, nous pouvons créer un nouveau type de livres, avec des matières, des reliefs et du braille, qui proposent une expérience tactile (texte et images) comparable à l’expérience visuelle que les enfants voyants ont dans leurs livres. Bien sûr la frontière entre les deux est parfois ténue mais gardons en tête qu’il y a deux démarches.

 

Pourriez donner des exemples d’une mise en accessibilité et d’une conception accessible appliquées au domaine de la muséographie ?

Deux démarches sont possibles pour un musée qui voudrait se rendre accessible aux sourds.

  • La première peut consister à regarder les normes en place et les appliquer sur ses espaces physiques et numériques et ses outils de médiation. Il s’agit alors de mise en accessibilité, avec l’ajout de sous-titres sur les vidéos, des alarmes lumineuses, l’ajout de signalétiques et d’un peu de LSF sur son site web.
  • La seconde serait, avant de se lancer dans la création d’un outil, de passer du temps avec des sourds dans le musée pour parler de leurs attentes, leurs questions et leurs envies. De cet échange doivent pouvoir naître des pistes de travail qu’un designer pourrait transformer en opportunité d’outils de médiation accessibles aux sourds.

 

Des produits accessibles à tout le monde, en tout lieu, et en tout temps, est-ce possible ?

Soyons clairs, la conception universelle n’existe pas. Rien ne peut être universellement valide tant la variation, la diversité et le changement sont omniprésents dans notre société, et dans notre statut même d’être vivant en permanente évolution. Dans « conception universelle » il faut surtout entendre une démarche et une aspiration. Selon moi la conception universelle nous met en mouvement vers un idéal. Cette quête nous permet de partager collectivement un mouvement positif et constructif qui crée des rencontres, des apprentissages, un mieux-vivre ensemble et développe un nouveau regard sur la société et la diversité.

 

Comment pourriez-vous alors définir cette démarche de la conception universelle ?

La conception universelle est une autre façon d’innover, de créer, et d’engager les différentes parties prenantes dans le projet. Elle met le public au cœur du processus de conception et d’innovation, tout au long du projet. La réussite du projet se mesurera donc dans un premier temps à la satisfaction des besoins des publics.

Toute innovation ou création nécessitée par le projet doit se justifier au regard des besoins et attentes des publics. La création est au service des publics tout autant que son créateur. Il faut juste bien définir le projet dans lequel on se lance pour ne pas créer de fausses attentes et réussir à proposer un cadre de travail clair aux différents intervenants.

Un projet de conception universelle va également demander une équipe transdisciplinaire dans laquelle on mettra au même niveau d’importance l’ingénieur, le sociologue, l’usager, le prescripteur de l’usager, l’ergonome… Enfin, les publics faisant partie du processus et étant les « décideurs » de sa pertinence, nous allons renforcer le lien entre ces publics et les commanditaires, les designers et toutes les personnes impliquées. C’est aussi un bon moyen pour le concepteur de se rapprocher de son public cible.

 

Pourquoi parlez-vous également d’aspiration pour évoquer la conception universelle ?

Travailler en conception universelle demande nécessairement de porter une meilleure attention à la diversité des personnes qui composent une société. Ainsi, on s’extrait du gabarit type qui représenterait « l’homme normal » ou « l’homme moyen ». On s’appuie sur la diversité pour dire qu’une personne n’a pas une taille moyenne de 1 m 77 mais une taille qui varie de 1 m 10 à 2 m 20 et qu’il faut voir comment le dispositif va se comporter sur cette gamme de valeurs.

L’idée est de réintroduire dans la conception la notion de relativité. On s’affranchit de la dictature de la moyenne et on crée des outils flexibles qui sauront s’adapter relativement bien.

En cela, on peut parler d’aspiration: faciliter la cohésion, l’entente, le partage d’expérience commune et l’enrichissement mutuel des différents groupes constitutifs d’une société. On travaille dans le sens d’une égalité d’accès sans discrimination. On participe à un mouvement qui permettra de faire société dans la diversité.

 

Avez-vous un exemple de réalisation à laquelle une démarche de conception universelle a été appliquée ?

Nous pouvons prendre l’exemple de Muséo+, un projet que nous développons depuis presque 5 ans et qui a reçu plusieurs prix nationaux dont un sur la conception universelle. « Muséo+ PBA Lille » est une application permettant de découvrir les œuvres du Palais des Beaux-Arts de Lille en groupe ou en famille. À travers des jeux interactifs, des questions et explications en vidéos, les enfants découvrent 7 œuvres grâce au personnage de Karine, une jeune passionnée d’art qui les guide au sein des collections.

 


Muséo+ par Signesdesens

 

L’application a été conçue par l’association Signes de sens et développée en collaboration avec 2Visu production et le Palais des Beaux-Arts de Lille, suite à une première expérimentation réalisée au musée du quai Branly à Paris.

« Muséo+ PBA Lille » fait l’objet d’une recherche-action avec les laboratoires universitaires DeVisu, GERIICO, et URECA dans le cadre du programme régional « Chercheurs & Citoyens ». Le projet est financé par la Caisse d’épargne Nord France Europe, Vivendi Create Joy et Pictanovo.

 

À quels publics s’adresse cette application ?

Aux enfants et publics en difficulté de communication ou de compréhension (sourds, autistes, déficients intellectuels, TED – Troubles envahissants du développement…) et au grand public, justement dans un esprit de conception universelle. L’objectif est d’encourager le partage de l’expérience culturelle entre les visiteurs et de proposer une alternative ludique originale pour accéder à la culture.

 

En quoi consiste le jeu ?

Il s’agit d’aider Karine à préparer sa prochaine visite au Palais des Beaux-Arts de Lille. Un petit personnage espiègle, « Mange-Tout », a désorganisé ses dossiers et elle a besoin de l’aide des enfants pour les remettre en ordre. L’application propose un parcours autour de 7 œuvres du musée avec 3 jeux d’entraînement et 3 bonus (3 puzzles à reconstruire et une frise chronologique qui aide les enfants à positionner les œuvres dans le temps). Le parcours dure entre 45 min et une heure selon le rythme des enfants et le nombre d’œuvres découvertes.

« Muséo+ PBA Lille » contient 30 minutes de vidéos et 10 jeux interactifs. Toutes les vidéos affichent un comédien sourd à l’écran, en langue des signes française, avec une voix-off et un sous-titrage. Le comédien est immergé dans un univers grâce à un tournage sur fond vert et son discours interagit avec différents objets graphiques animés.

Une expérimentation a été menée au sein du musée avec des groupes de testeurs, afin de déceler les points à améliorer dans l’application avant sa mise en production. Elle a été menée par Signes de sens, le musée et trois laboratoires de recherches, LSC DeVisu de l’Université de Valenciennes, GERiiCO et URECA, de l’Université de Lille 3.

 

Quels sont les facteurs de réussite d’un projet de conception universelle selon vous ?

Le designer avant toute chose. L’erreur serait de penser qu’un tel projet correspond au rassemblement d’un commanditaire et des publics cibles, le premier écoutant les besoins et demandes du second pour faire réaliser un projet à des prestataires.

Il est nécessaire de travailler avec une personne qui peut transformer les besoins des publics ciblés en opportunités, ajouter des pistes originales au regard de son expérience, éviter les écueils de ce qui a déjà échoué et être capable de proposer au commanditaire un projet réaliste et réalisable ; enfin les suivre au fil de la construction pour négocier à chaque fois qu’un problème apparaît.

Dans les projets de conception universelle, il faut un designer expérimenté qui va aider le commanditaire à transformer son ambition en réalité. Ce designer doit connaître les publics, les démarches de la conception universelle, les bons prestataires avec lesquels produire les outils… et donc rendre possible et pertinent le projet. C’est une sorte d’architecte en un sens.

Un autre facteur de réussite important est de comprendre que la promesse de la technologie est un mythe. La technologie ne va pas tout régler, notamment en terme d’accessibilité. Il faut garder en tête que la technologie reste un outil au service d’un projet, par exemple pour un outil multimédia pédagogique, si vous n’avez pas clairement construit votre projet (stratégies pédagogiques, rythme, contenus, ergonomie cognitive, …), vous pourrez toujours le mettre sur un iPad mais votre projet sera mauvais.

Il ne faut jamais commencer par la technologie dans un projet de conception universelle, sinon elle prend vite le pas. Il faut garder le public et ses attentes au centre. L’outil reste l’outil.

 

Concernant le public en situation de handicap, quels sont les principaux résultats du projet Muséo+ intégrant la conception universelle ?

L’évaluation est en cours et les résultats sont encore en traitement par les chercheurs. On a un très bon taux de satisfaction des publics et de vraies surprises pour les familles ou professionnels qui accompagnent les jeunes en situation de handicap.

L’outil a permis de révéler des potentiels en lesquels on ne croyait plus : concentration, curiosité, réactivité, interaction avec l’autre… De plus le grand public s’empare très bien de l’outil sans aucune gêne : il s’y plonge et fait le jeu tout simplement. Des résultats plus finalisés seront publiés dans le courant de 2015.

Ce projet favorise une vision positive du handicap. Toute innovation commence par une surprise : une situation à laquelle on n’avait jamais pensé, une chose que l’on n’avait jamais remarquée… Cette surprise pose problème et enclenche un processus de créativité.

Avec les personnes dites en situation de handicap, la diversité a été réduite à un problème alors qu’elle reste une formidable opportunité. Ils voient, vivent, pensent et sentent le monde différemment, quelle chance nous avons de les avoir ! Ils donnent accès à une toute autre perception du monde et quand nous faisons des projets en conception universelle, nous venons leur proposer d’être la source des innovations et d’y participer.

Nous faisons ainsi de l’innovation par la fragilité, c’est le terme que nous avons choisi pour définir notre démarche qui somme toute est assez commune : toute innovation vient d’un point de fragilité, là où la transformation est possible.

 

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