Réalisatrice et écrivaine, Marie-Monique Robin est l’auteure d’une cinquantaine de documentaires et d’une dizaine d’essais. Si elle exprime dans ses films son engagement sur différentes causes, la réalisatrice a d’abord pour objectif d’informer « pour que les citoyens et les citoyennes puissent agir sur le monde qui les entoure ».
Dans son dernier film, « Qu’est ce qu’on attend ? », Marie-Monique Robin montre comment le village d’Ungersheim, en Alsace, a pris le chemin de la transition. Il nous est donc apparu intéressant de recueillir son point de vue sur la notion de transition et sur l’interaction de cette dernière avec le monde de la recherche qui peut s’approcher de la notion d’innovation ouverte.
Comment pourriez vous décrire le terme de transition ?
La transition s’appuie sur trois piliers : l’autonomie intellectuelle, alimentaire, et énergétique. Dans un précédent film, « Sacrée croissance », j’avais fait le tour du monde pour présenter des alternatives abouties dans le domaine de la transition alimentaire (Canada et Argentine), énergétique (Népal et Danemark) et économique (monnaies complémentaires en Bavière et au Brésil). Le film se terminait au Bhoutan, qui a remplacé le fameux PIB par un nouvel indicateur de richesse, le « Bonheur National Brut ».
L’autonomie intellectuelle consiste à regarder en face les enjeux qui caractérisent notre siècle : le dérèglement climatique, l’extinction de la biodiversité, l’épuisement des ressources, ou la progression des inégalités. Tous ces phénomènes sont inédits par leur ampleur. Si nous ne faisons rien, nous allons vers l’effondrement collectif de la civilisation humaine.
L’autonomie intellectuelle consiste à réfléchir collectivement, et indépendamment du prêt-à-penser dominant à ces enjeux capitaux, pour élaborer des solutions ici et maintenant. C’est ce qui préside toute initiative de transition. La transition va d’un point A, considéré comme insatisfaisant, vers un point B, jugé désirable. Il faut d’abord bien identifier le point A avant de déterminer le point B et la route qui y mène.
Que pouvons nous faire ici et maintenant, pour entrer dans cette transition, sans attendre que ça vienne d’en haut ?
Rob Hopkins, le fondateur britannique du mouvement des villes en transition, indique dans son livre « Le manuel de la transition » que la transition part de la base. Celle-ci doit se mettre en place « bottom up » car les gouvernements n’ont pas pris la mesure de ces enjeux. Il faut « bouger » là où l’on est, en espérant que nous soyons suffisamment nombreux pour atteindre un point de bascule qui nous amènera au changement systémique, dont nous avons besoin. Ces enjeux seront alors prioritaires et seront pris en compte dans les politiques publiques.
Que pouvons nous faire à notre échelle ?
Nous marchons vers l’effondrement car nous avons une empreinte écologique telle, que si cela continue, les générations qui viennent ne pourront plus vivre. Je rappelle que si chaque habitant de la planète voulait vivre comme un Français il faudrait trois planètes, et quatre pour vivre comme un Américain. C’est insoutenable écologiquement et parfaitement inéquitable ! Il faut donc réduire notre empreinte de manière draconienne. Et il ne s’agit pas uniquement de changer les ampoules. Il existe aujourd’hui une opposition entre les termes de transition et de développement durable. Ce dernier, développé lors de la conférence de Rio de Janeiro en 1992, qui, à l’époque, était très novateur, a été complètement dévoyé notamment par ceux qui ont intérêt à maintenir le système tel qu’il est, à savoir les multinationales et leurs alliés du système financier.
Le développement durable est un mot oxymore, tout le monde en fait, mais personne ne change rien sur le fond. La transition est donc, aussi, une réponse à cette impasse dans laquelle nous a conduits le concept très ou de développement durable. Il faut aller plus loin. Il est nécessaire de véritablement transformer nos modes de consommation pour réduire de manière substantielle notre empreinte écologique. Cela passe par la dé-carbonisation de toute l’activité humaine, un processus que chaque individu peut engager localement, là où il vit.
Pour la transition il y a toujours un moteur, ou ce que j’appelle un « héros local », pour reprendre l’expression du directeur de l’académie d’énergie de Samsø, au Danemark, que j’ai filmé dans Sacrée croissance ! Un « héros local » c’est quelqu’un qui a une vision très claire des enjeux, qui sait la partager, rassembler, et avaler son ego pour faire aboutir des projets collectifs d’intérêt général. Jean-Claude Mensch, le maire de Ungersheim, en est un parfait exemple.
Cela passe par la transformation de nos modes d’alimentation ?
Le deuxième pilier de la transition c’est l’autonomie alimentaire qui passe par la relocalisation et la décarbonisation de la production des aliments. On estime aujourd’hui qu’il faut sept calories d’énergie fossile pour produire une calorie agroalimentaire. D’après l’Union européenne, un aliment acheté dans un supermarché parcourt en moyenne 2700 kilomètres entre son lieu de production et l’assiette du consommateur et l’autonomie alimentaire des villes n’excède pas trois jours. Il faut avoir le courage de le dire : quand on ne mange pas bio, ni local, on contribue au réchauffement climatique !
D’une manière plus générale, l’ONU a calculé que si l’on tient compte de tout, près de 50 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre sont dus au modèle agro-industriel : il faut du gaz et du pétrole pour fabriquer les pesticides et engrais chimiques, pour la mécanisation, l’irrigation, le transport des aliments sur de longues distances, l’emballage, sans oublier la déforestation liée au développement des monocultures ou à l’élevage. Le modèle agro-industriel a conduit à des aberrations écologiques et économiques : on produit des cochons en Bretagne qui sont nourris avec du blé provenant de La Beauce ou du soja transgénique importé d’Argentine.
Si l’on tient compte de toutes les externalités que génère ce modèle, la facture environnementale est énorme. Mais curieusement le thème de l’agriculture n’a pas été abordé dans les négociations pour le COP 21, alors que nous avons pourtant un levier puissant pour réduire nos émissions de gaz à e et de serre. La solution c’est bien sûr le développement de l’agroécologie, en sortant des monocultures et en réintroduisant de la diversité et des arbres dans nos champs, couplée avec des circuits cours de distribution. Partout, dans le monde, des citoyens et des collectivités l’ont compris, comme on le voit avec les multiples initiatives de jardins partagés et communautaires ou le développement des AMAP et marchés paysans.
L’alimentation est une porte d’entrée privilégiée dans la transition, parce que l’inquiétude concernant le contenu de nos assiettes n’a cessé de croître et que nous devons tous manger trois fois par jour !
Vous avez des exemples de villes sorties de ce modèle ?
A Toronto, ville présentée comme un modèle d’alimentation durable, la mairie fait figurer l’agriculture urbaine parmi les axes prioritaires de son action. Dans les années 1990, elle a mis un place le Toronto Food Policy Council, qui promeut l’agriculture urbaine pour répondre à plusieurs objectifs : décarboner l’alimentation pour réduire les émissions de gaz à effet de serre (mitigation) et développer les espaces verts afin de réduire l’impact du réchauffement climatique (adaptation). En juillet 2013, la ville a subi ses plus grandes inondations. Le maire lie ce problème à la question de la bétonisation et, parmi les réponses figurent les ceintures vertes, comme cela est en train de se passer aussi à New York.
De plus, l’agriculture urbaine permet de créer des emplois pérennes et non délocalisables, mais aussi de lutter contre l’insécurité alimentaire, l’obésité et de créer du lien social. De fait, qu’est-ce qu’on attend ? Cette démarche peut se faire partout : dans un village de 2200 habitants comme Ungersheim ou dans une métropole de six millions d’habitants comme Toronto.
Vous l’avez déjà évoqué, la transition est aussi liée aux modes de consommation énergétique
L’énergie est le troisième pilier de la transition. Il s’agit de réduire notre consommation énergétique, en menant un programme d’isolation des bâtiments anciens et en promouvant la construction de maisons et édifices passifs, voire à énergie positive, avec des matériaux nobles ; il s’agit, ensuite, d’encourager la substitution progressive des énergies fossiles par des énergies renouvelables. Dans le même temps, il faut investir dans la recherche pour trouver des solutions efficaces pour le stockage de l’énergie éolienne et solaire. Là encore, c’est une question de volonté politique : une fois qu’on a bien identifié les enjeux (l’autonomie intellectuelle), on prend les bonnes décisions pour chercher et trouver les bonnes solutions.
D’une manière générale, il s’agit de repenser le modèle à l’origine de l’impasse dans laquelle nous sommes avec une économie qui n’est plus au service de l’humain. Fort heureusement, partout dans le monde des collectifs de citoyens éclairés et courageux, mais aussi des élus, des chercheurs expérimentent les modalités de l’économie circulaire, comme on le voit à travers le mouvement des monnaies locales et complémentaires.
La valeur de l’exemple est primordiale
Changer de cap n’est pas facile, car toute la machine du capitalisme mondialisé nous pousse à changer de téléphone portable tous les 18 mois, c’est la moyenne en France, ou à jeter 30 % des aliments que nous achetons dans les supermarchés. C’est pourquoi, vue l’urgence de la situation dans laquelle nous sommes, nous avons besoin d’être encouragés au niveau national par une vraie politique de transition, qui pose clairement les enjeux sur la table, dessine la feuille de route et dégage des moyens pour y parvenir.
C’est particulièrement vrai dans l’agriculture, lieu d’une énorme souffrance avec un taux de suicide professionnel record. Mais comme on le voit dans mon film Qu’est-ce qu’on attend ? à travers l’exemple de Christophe, qui a abandonné la monoculture de blé et maïs intensifs, pour devenir paysan-boulanger, avec des variétés anciennes de blé, il n’est pas facile de changer de modèle tout seul. Il faut une sacrée dose de courage car il faut affronter ses paires et ses pères.
Ce qui se passe à Ungersheim c’est que la transition est le mot d’ordre. Si nous voulons négocier une transition collectivement, il faut prendre le temps, y aller en douceur. J’espère que nous arriverons à le faire sinon nous la subirons, et là ce ne sera pas drôle du tout. Il faut prendre le temps, et ne pas aller frontalement contre ceux qui ne comprennent pas la nécessité de la transition. Car tout pousse au statu quo ou à aller dans le sens inverse. Les gens ont le droit de changer, nous les accompagnons, c’est ça aussi une transition : convaincre petit à petit, c’est une transition heureuse.
C’est donc la place du faire et de la démonstration ?
Tant que nous n’avons pas une politique nationale affirmée de transition qui expliquerait clairement les enjeux, nous restons à des espaces de démonstration. Dans mon livre Sacrée croissance, qui est une uchronie, j’ai imaginé que le président Hollande avait compris que la croissance n’était pas la solution mais le problème, et du coup il lançait un programme complet et cohérent de transition vers une société durable, décarbonée, plus équitable et plus solidaire. En 2034, je racontais tout ce que nous avions fait et comment nous avions progressivement transformé l’économie, sans laisser personne sur le bord de la route.
Tous ceux qui travaillent sur ces questions, – économistes, sociologues, écologues – disent que la transition en douceur, sans rupture d’approvisionnement, du vieux monde vers le nouveau monde, durera vingt ans. C’est exactement ce qui se passe à Ungersheim qui constitue un vrai laboratoire. De ce point de vue, cette expérience est absolument extra-ordinaire, et même unique au monde, car elle concerne tous les domaines de la vie : l’alimentation, le transport, l’énergie, l’école, l’habitat, etc. La bonne nouvelle c’est que la transition crée de l’emploi, plus d’une centaine à Ungersheim.
De plus à travers cette expérimentation, on voit comment l’eau, dont la commune a récupéré la gestion, l’alimentation, l’énergie, l’argent, bref, tout ce dont nous avons besoin pour vivre, peut et doit sortir de la logique de privatisation et de profit, pour (re)devenir des « biens communs » (« commons » en anglais).
Comment penser le lien, territoire, recherche, citoyen et transition ?
Dans mon film et livre les Moissons du Futur, je montrais justement cette synergie gagnante et comment la modernité passe par la collaboration et l’échange des savoirs. C’est vrai pour l’agriculture mais aussi pour tous les autres domaines où nous devons engager la transition. Nous avons besoin de recherche adaptée aux besoins réels des gens et des territoires, dont l’objectif n’est pas d’augmenter les profits de quelques multinationales, mais de contribuer à la préservation des « commons ». Dans le domaine de la recherche agronomique, il y a des pionniers, comme Christian Dupraz à l’Inra de Montpellier qui travaille depuis vingt-cinq ans sur l’agroforesterie, où il associe la culture du blé avec des arbres, des noyers, avec des résultats spectaculaires.
Au Kenya, j’ai vu aussi comment des chercheurs travaillent aux côtés des agriculteurs pour lutter efficacement de manière agroécologique contre des parasites du maïs. Dans le nouveau paradigme, lié au processus de transition, la transmission n’est plus verticale – du laboratoire vers le champ du paysan par le biais des techniciens agricoles – mais horizontale, du chercheur vers le paysan et vice-versa.
Les journées portes ouvertes dans les fermes qui pratiquent une agriculture innovatrice, où sont associés des chercheurs, rencontrent un grand succès et montrent la dynamique positive de cet échange horizontal.
Contrairement à ce qu’on voudrait nous faire croire, l’agriculture biologique et l’agroécologie ne constituent pas un retour en arrière ou à la bougie, bien au contraire, elles représentent l’avenir ! Ce qui est ringard, c’est la chimie ! Dans mon film Qu’est-ce qu’on attend ? l’exemple de Jean-Sébastien est très éloquent : après avoir été vétérinaire, il s’est formé au maraîchage bio et à la permaculture, pour diriger la régie agricole municipale de Ungersheim. On le voit semer des pommes de terre, avec une semeuse « très performante » datant du début du XXème siècle, qui avait été adaptée pour être accrochée à un tracteur et que les ateliers municipaux ont remodifiée pour pouvoir être de nouveau tirée par deux magnifiques chevaux comtois. La transition c’est retrouver du bon sens, c’est aussi récupérer des savoirs perdus, en y intégrant les connaissances les plus récentes. Et contrairement à ce qu’on voudrait nous faire croire, la transition ce n’est pas du sacrifice, mais du bonheur !
Une réponse à “Un autre regard sur la transition”
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superbe article, merci Marie-Monique Robin!