La culture n’est pas immatérielle – Infrastructures et usages culturels face aux contraintes énergie-climat

[Re]connaissance
© Lorenzo Quinn

La crise climato-énergétique que nous traversons aujourd’hui est une crise de civilisation. Notre réponse doit donc être culturelle. Il s’agit en effet de dépasser les deux principaux fondements qui structurent le récit de notre modernité. Le premier est le partage hiérarchisé entre culture et nature où l’humain est un être de culture en tant qu’il se détache de la nature – et ce pour mieux la maîtriser. Le second, conséquence du premier, est la croyance dans la nécessité de la croissance, et le progrès constant des sociétés et des techniques basées sur l’exploitation continue des « ressources naturelles ».

En cela, la culture – au sens artistique – peut être une alliée de la transition énergétique. En effet, elle peut contribuer à penser la complexité, à rendre visible des méta-objets tels que le changement climatique et plus généralement à faire prendre conscience de la matérialité du monde. La culture permet également de toucher les individus par l’émotion et les sensations là où les données chiffrées seules sont parfois trop abstraites. Enfin, en tant que foyer d’expérimentation, la culture contribue à changer nos modes de vie et nos systèmes de valeurs.

Cependant, si les acteurs du secteur culturel s’emparent de plus en plus de la problématique environnementale en tant que source de créativité, l’organisation de ce secteur au prisme des enjeux énergétiques et climatiques liés à son fonctionnement est encore pensée de manière très partielle. Or le secteur culturel français est, à l’instar des autres organisations procédant de flux informationnels et de personnes, un secteur dépendant de ressources énergétiques et matérielles. Il participe de fait aux émissions de gaz à effet de serre et au réchauffement climatique.

Aussi, notre présent article interroge les conditions auxquelles la contribution du secteur culturel à la transition énergétique peut être positive.

Le secteur culturel en France : un tissu d’infrastructures riche et des flux d’activités croissants

Le réseau d’équipements culturels est particulièrement dense en France. En effet, en 2018, le paysage culturel français compte plus de 16 000 lieux de lecture publique et plus de 500 librairies labellisées, plus de 2 000 cinémas et 5 800 écrans, 440 lieux de spectacle labellisés par le ministère de la Culture, 1 200 musées de France et une quarantaine de musées nationaux, 51 centres d’art et 23 fonds régionaux d’art contemporain, plus de 400 jardins remarquables, près de 200 villes et pays d’art et d’histoire et 535 000 entités archéologiques… L’offre culturelle française est multiple et particulièrement diverse : lieux de création, lieux de conservation et de diffusion de l’art, lieux du patrimoine et de la culture… En tant que lieux de programmation culturelle et d’accueil du public, leur activité mobilise du personnel varié, entraîne le déplacement d’œuvres et de compagnies, fait fonctionner de nombreux services techniques (régie, restauration etc.), attire des visiteurs et clients qui se déplacent. Par ailleurs, ces infrastructures doivent être entretenues, parfois construites ou rénovées. Leur fonctionnement (y compris le chauffage et la climatisation des bâtiments) et celui des différents services nécessitent des flux de matière et d’énergie.

À titre d’exemple, la démultiplication des expositions temporaires ces dix dernières années a doublé la circulation des œuvres des grands musées parisiens. Pour beaucoup d’entre eux, ces expositions sont devenues indispensables pour assurer la bonne santé économique de leur structure. Or d’un point de vue écologique, ce sont autant de productions scénographiques spécifiques dont l’éco-conception et le réemploi sont loin d’être systématiques.

Par ailleurs, la demande des usagers est significative. Les français sont 42 millions à être allés au cinéma en 2016, 2,4 millions à s’être rendus dans les 70 scènes nationales et 16 % de la population est inscrite dans une bibliothèque1. Les nouveaux modes d’accès numériques montent également en puissance dans les pratiques culturelles et les usages, puisque parmi les 88 % d’internautes que compte aujourd’hui la population française, huit sur dix ont consommé des biens culturels sur internet au cours des douze derniers mois. En effet, ces dix dernières années, les industries culturelles ont été confrontées à la numérisation d’un nombre important de biens et services. Les contenus audio, vidéo et écrits sont largement disponibles  « en ligne » pour des internautes en nombre croissant. Ainsi, en 2018, 41 % du chiffre d’affaires de la musique enregistrée provient du marché numérique, le chiffre d’affaires des ventes de jeux vidéo dématérialisés a augmenté de 18 % par rapport à 2015. Par ailleurs, si le budget culture-médias des Français n’a que faiblement augmenté depuis 2001, sa croissance a principalement été alimentée par la progression des dépenses en services connexes (achat de matériel, ordinateurs, téléviseurs etc. et les services liés au matériel ou les télécommunications)2. Le numérique est devenu un support culturel à part entière et de fait, son impact environnemental croissant vient globalement, davantage s’ajouter que se substituer à celui des pratiques culturelles antérieures.

De l’impact du support numérique de la culture sur l’environnement

Or chacun de ces services en apparence virtuels nécessite en pratique un support matériel bien réel : des centres de données pour stocker les contenus, des infrastructures réseaux aux dimensions mondiales (câbles sous-marins, fibre optique, antennes-relais etc.) pour les acheminer et des terminaux produits chaque année en plus d’un milliard d’exemplaires (ordinateurs, smartphones, tablettes, etc.) qui permettent de les consommer. Chacune des étapes du cycle de vie de ces supports est gourmande en ressources, notamment en énergie et métaux pour la phase de production, et en électricité lorsque nous utilisons nos terminaux. Les techniques de recyclage ne permettant pas aujourd’hui d’extraire les métaux de nos appareils pour en produire de nouveaux, chaque production d’équipement s’accompagne d’une demande supplémentaire en ressources minières. De la même manière, chacune de ces phases induit des émissions de gaz à effet de serre.

Ces émissions deviennent, lorsqu’elles sont comptabilisées pour l’intégralité de l’écosystème numérique de la planète, tout sauf négligeables : elles représentent aujourd’hui une part des émissions mondiales de l’ordre de 3 à 4 %3 – soit davantage que l’aviation civile. Ainsi, les émissions de gaz à effet de serre associées aux technologies numériques risquent d’atteindre des seuils avoisinant les 7 à 8 % des volumes mondiaux – soit autant que tous les véhicules légers du globe – si l’évolution actuelle (+ 9 % par an de l’empreinte énergétique directe du numérique) est maintenue.

Quel est le rôle du contenu culturel dans cette évolution des technologies ? La mécanique est la suivante : l’augmentation des volumes de données pousse au surdimensionnement des infrastructures dont nous venons de constater l’empreinte environnementale, surdimensionnement qui va à son tour appeler à une production accrue de contenus plus nombreux et plus volumineux. Lorsque l’on sait qu’aujourd’hui, 80 % des flux de données dans le monde sont des vidéos en ligne, on comprend le rôle potentiel de la prise d’ampleur du contenu culturel de masse de ces dernières années.

Face au changement climatique, le secteur culturel doit prendre conscience de ses vulnérabilités pour mieux les anticiper

Le patrimoine fait partie des domaines culturels les plus directement vulnérables aux dérèglements climatiques. Si les effets néfastes sur le patrimoine naturel semblent assez évidents, le patrimoine culturel est lui aussi concerné par ce « risque physique » (érosions, inondations, modifications des régimes de pluie et sécheresse, élévation du niveau de la mer etc.).

Par ailleurs, le succès de la transition énergétique implique une évolution des modes bâtis, des moyens de transports, du prix de l’énergie, des comportements des usagers (diminution des flux touristiques, baisse des budgets alloués à la consommation de biens et services culturels, réglementations sur les volumes de données et donc de contenus transmis par les réseaux numériques). Ces évolutions peuvent impacter négativement un secteur culturel non-préparé à ce « risque de transition » : si des mesures de sobriété, dont la nécessité n’est plus à démontrer, sont effectivement mises en place, il est en effet risqué pour la culture de ne pas travailler à ce qu’elles se construisent de manière à ne pas pénaliser les dynamiques créatives.

Finalement, si la culture relève ce défi et anticipe ces risques, elle peut devenir un secteur exemplaire, qui, de par les représentations qu’il véhicule peut également servir de catalyseur de prise de conscience et montrer ainsi la voie vers une société environnementalement saine et résiliente. Les sphères citoyennes et politiques réclament aujourd’hui avec force une histoire de la transition, pour en comprendre la direction et les implications ; c’est bien la culture qui est détentrice des outils de cette narration.

Pour aller plus loin

The Shift project

The Shift Project est un think tank qui œuvre en faveur d’une économie post-carbone. Association loi 1901 reconnue d’intérêt général et guidée par l’exigence de la rigueur scientifique, sa mission est d’éclairer et influencer le débat sur la transition énergétique, en France et en Europe.

Pour une sobriété numérique

The Shift Project a produit en 2018 un rapport intitulé Pour une sobriété numérique coordonné par Hugues Ferreboeuf, directeur du projet Lean ICT (ou comment rendre la transition numérique respectueuse de l’environnement). Ce rapport, destiné à tous les acteurs de la vie économique sociale et politique, a pour but de « favoriser une maximisation de l’impact positif du numérique sur l’environnement, et une minimisation de ses impacts négatifs. »

Pour lire le rapport : theshiftproject.org

  1. Ministère de la Culture et de la Communication, Chiffres clés, statistiques de la culture et de la communication, 2018.
  2. La prochaine étude sur les pratiques culturelles de Français menée par le département des études et statistiques du ministère de la Culture sera publiée au second semestre 2019. Elle s’intéressera particulièrement aux nouveaux usages liés à la montée en puissance du numérique. Elle s’attachera notamment à décrire le développement de cette offre culturelle sur internet et s’interrogera sur sa complémentarité ou son antagonisme avec la fréquentation des lieux culturels (musées, bibliothèques, salles de concert, cinéma…).
  3. The Shift Project, LEAN ICT : Pour une sobriété numérique, 2018

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