Explorer une collection par la marche

Adaptations
Richard Nonas, Edge-stones, Vière ou les moyennes Montagnes, Prads

« Les musées ont le défaut pour moi d’être sur du plat. Je les préférerais avec des montées et des descentes, des passages étroits, des balcons où rester accoudé pour regarder loin. »
Erri de Luca.

Cette description pourrait être celle du musée Gassendi, que le narrateur anonyme d’Erri de Luca1 visiterait comme s’il marchait en montagne : arpentant les cinq étages, traversant de vastes salles et d’étroits cabinets où cohabitent histoire locale, beaux-arts et art contemporain, s’accoudant à la coursive en noyer 17e siècle ouverte sur les sciences. Ce parcours, qui engage le corps autant que l’esprit, est à l’image de la pensée empiriste du savant Pierre Gassendi, que son contradicteur René Descartes résuma par la formule ambulo ergo sum / je marche donc je suis. Comment, avec un tel héritage philosophique, penser la conservation et la muséification sans les remettre en question, en mouvement ? Inspirée par les écomusées et s’appuyant sur sa formation initiale de géologue, c’est à cette tâche ambitieuse que s’est consacrée, depuis une trentaine d’années la conservatrice Nadine Gomez. S’entourant d’artistes devenus de véritables partenaires, le musée Gassendi et son laboratoire artistique le CAIRN centre d’art ont initié une politique publique de création d’œuvres pérennes dans le milieu naturel à l’échelle des 200 000 hectares de l’UNESCO Géoparc de Haute-Provence.

Protéger sans figer. Cet enjeu, crucial pour les musées comme pour les réserves naturelles, est d’une actualité criante au regard de la crise sanitaire mondialisée que nous traversons. Le confinement de l’année 2020 et le ralentissement général qu’il a engendré, bien qu’imposés par de tragiques circonstances, ont été un extraordinaire révélateur du mouvement perpétuel de « la nature ». Cette nouvelle perception du temps s’accompagne d’une attention renouvelée à notre environnement et fait écho aux expériences que nous proposent les artistes contemporains passés par Digne-les-Bains. A. Goldsworthy, h. de vries, J. Fontcuberta, D. Gigoux-Martin, P.A. Gette, R. Salvail, R. Nonas, S. Bérard, T.Roeskens, T. Gould, nous invitent à adopter le rythme lent de la marche pour aller à la rencontre d’œuvres qui agissent comme des révélateurs du milieu qui les accueille.

Andy Goldsworthy, Refuge d'Art, La Forest
Andy Goldsworthy, Refuge d’Art, La Forest

Au cœur du département des Alpes-de-Haute-Provence, l’un des moins peuplés de France, ce territoire rural comprend la ville de Digne mais aussi de nombreuses petites communes encore actives, par contraste à d’autres villages de montagne abandonnés au cours de l’exode rural du 20e siècle. Ces lieux désertés sont à l’origine de Refuge d’Art, première œuvre de la collection en extérieur. Son auteur, Andy Goldsworthy a imaginé un itinéraire de 150 kilomètres à parcourir en une dizaine de jours de marche. Réhabilitant d’anciennes ruines, ce projet fondateur réactive la mémoire des lieux en invitant le marcheur à emprunter les sentiers historiques et à habiter une œuvre-lieu2 pour une halte ou une nuit. « J’éprouve un profond sentiment de perte à voir se dégrader les vieilles bâtisses. Mais un bâtiment ne peut pas être restauré seulement par regret du passé. Il faut qu’il vive d’une vie différente avec une finalité différente. […] A chaque fois que quelqu’un entrera ici, il abandonnera un peu de sa présence à l’intérieur de cet espace. Il s’agit donc, en quelque sorte, de recueillir les souvenirs de tous ceux qui entreprendront la marche. »3
Et ceux-là, ne seront pas forcément des amateurs d’art ni des habitués des musées, c’est là toute l’ambition de ce « musée hors les murs » qui s’offre avant tout aux habitants et aux nombreux amateurs de randonnées.

 

 

Si le duo art contemporain-ruralité pouvait surprendre au début des années 2000, il est devenu très fréquent depuis, marquant ainsi la dimension pionnière du projet dignois. Néanmoins son échelle géogaphique demeure une singularité, aux côtés de quelques exemples plus récents tels que Le Partage des eaux dans le Parc naturel des Monts d’Ardèche ou Springhornhof en Allemagne. En explorant une collection artistique par la marche, c’est une autre relation à l’art qui s’invente, celle d’un « spectateur affirmatif qui intervient à partir des efforts que lui proposent d’accomplir les œuvres contemporaines et des tensions qui le meuvent entre son éducation et ces propositions »4. Les œuvres voisines des villages s’inscrivent dans le quotidien des habitants, multipliant les formes de perception et d’interaction. Certains citoyens sont, en effet, sollicités en amont pour contribuer à la création de l’œuvre par leur expertise du lieu, leurs savoir-faire ou compétences. L’implantation des œuvres sur des terrains communaux est votée en conseil municipal. Si les premiers débats y furent âpres, aujourd’hui la notoriété grandissante du projet et la constatation de ses retombées positives conduisent parfois des habitants à proposer des sites pour accueillir une œuvre.

Toute nouvelle installation relance donc la discussion publique, au cours de laquelle chacun peut revenir sur la question : « Comment l’œuvre me fait-elle spectateur et quel spectateur me fait-elle être ? Quel spectateur veux-je devenir ? »5. Et de fait, les artistes contemporains, par la diversité de leurs propositions, activent des modes de « spectatorialités » différents mais qui, dans ce contexte, ont tous en commun d’inviter à approfondir la relation au territoire. Se frottant y compris à leurs réfractaires, les œuvres posent des questions essentielles : comment habiter ? À quoi suis-je attaché ? En engageant activement chaque habitant6, ces questionnements ne contribueraient-ils pas à redéfinir son milieu de vie, à se soucier de sa préservation, à pointer ce qu’il importe ? La revalorisation de la campagne passe, non seulement par la renommée des œuvres mais aussi par ce que cette présence permet de révéler de la richesse du patrimoine naturel et culturel. Les actions de transmission portées par le musée et le centre d’art sont le trait d’union indispensable pour impliquer le plus grand nombre surtout les enfants. Les rencontres, ateliers, formations avec les artistes participent d’un imaginaire collectif tourné vers l’avant et vers l’autre, rompant avec celui d’une campagne passéiste, refermée sur elle-même.

 

Arrivée d'une classe au Refuge d'Art, la Chapelle Sainte-Madeleine d'Andy Goldsworthy
Arrivée d’une classe au Refuge d’Art, la Chapelle Sainte-Madeleine d’Andy Goldsworthy

 

Être attentif à son environnement selon la philosophie d’Herman de Vries et avoir plaisir à en partager la poésie à l’instar de Paul-Armand Gette, le rend attrayant pour de nouveaux habitants comme pour des visiteurs de passage tel que pourrait l’être le narrateur italien d’Erri de Lucca. Amateur d’alpinisme, il aurait pu entendre parler de Refuge d’Art à l’occasion d’une rencontre en montagne avec un guide français étant à l’initiative, avec d’autres accompagnateurs et hébergeurs, de l’association L’Art en chemin créée autour des Randonnées d’art dans les Préalpes de Digne. Après s’être renseigné sur les sites internet dédiés7 et s’être procuré la carte IGN et le topoguide8, le piémontais aurait tenté l’aventure ! Pour rejoindre le musée Gassendi, point de départ et d’arrivée où s’emprunte gratuitement la clef des Refuges d’Art, il aurait suivi la VIAPAC, Route de l’art contemporain reliant la région de Cuneo à Digne-les-Bains, où il aurait rencontré d’autres œuvres, ouvrant chacune sur de nouveaux parcours d’art.

C’est sur ce type de scénario qu’a misé depuis 2011 le développement touristique, porté par plusieurs acteurs locaux avec le soutien de programmes européens. Les répercussions économiques ont été, dès le début, l’une des raisons d’être du projet d’œuvres hors les murs : « C’était un moyen d’investir économiquement dans une région qui en avait besoin, avec des retombées supérieures à celles générées par les visiteurs en voiture. Ceux-là ne restent guère sur place, ils arrivent et repartent aussitôt. Le Refuge d’Art exige un engagement de la part de celui qui s’apprête à gravir à pied les collines. C’est un engagement autrement plus grand que celui du touriste. »9 (A. Goldsworthy).

Si la fréquentation d’œuvres en accès libre n’est pas quantifiable, le nombre d’emprunt de la clef des Refuges d’Art (seule donnée observable) augmente à mesure qu’accroît le rayonnement de la collection, grâce notamment à la dynamique des réseaux régionaux, nationaux et européens. L’impact de la crise actuelle sur le tourisme modifie la situation sans qu’on puisse encore l’évaluer. La résilience du secteur pourrait-elle être soutenue par des modèles innovants, tels que l’association L’Art en chemin ou la plateforme de voyage Les oiseaux de passage ? Fruits de la coopération entre des acteurs touristiques et culturels, ces initiatives offrent de nouveaux horizons aux curieux. Le nouveau guide numérique Ambulo10 (application pour smartphone multilingue) a été conçu par le Musée Gassendi pour accompagner une mobilité plus durable des visiteurs comme des habitants dans leurs traversées artistiques des Préalpes de Digne.

Pour aller plus loin
Le musée hors les murs, Les Dossiers de l’Ocim, sous la direction de Serge Chaumier et Marie Kurzawa, 2019

  1. Erri de Luca, La nature exposée, Gallimard, 2016.
  2. Fabien Faure, Œuvres-lieux et lieux autres, thèse non publiée, 2003.
  3. Andy Goldsworthy, Refuge d’Art, Fage, 2008.
  4. Christian Ruby, Devenir spectateur, 2017, Éditions de l’Attribut, p.174-175.
  5. Estelle Zhong-Mengual : conférence « Art will not happen without you », séminaire « Allez, pratiques ambulantes et musées dispersés », mars 2019, MacBa.
  6. Estelle Zhong-Mengual : conférence « Art will not happen without you », séminaire « Allez, pratiques ambulantes et musées dispersés », mars 2019, MacBa.
  7. refugedart.fr / musee-gassendi.org / artenchemin.fr
  8. L’art des parcours, musée Gassendi-CAIRN centre d’art, Arnaud Bizalion Éditeur, 2018.
  9. Refuge d’Art, ibid.
  10. Avec le soutien de la Fondation Carasso.

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