Graphisme et écosphère : agir face à l’urgence

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Fabrication de papier à partir de papiers de récupération, en vue de réaliser un grand rideau-patchwork de papier. Création collective, workshop « Couleur et édition », février 2021 © Vonnik Hertig, École des Arts Décoratifs – Paris

Première publication dans le magazine Étapes n° 243 – mai-juin 2018

À l’heure où les problématiques environnementales deviennent omniprésentes et toujours plus pressantes, il appartient à la communication visuelle et à la production graphique de contribuer à un monde en transition. Certains s’y consacrent déjà. Signes, messages, couleurs, techniques, matériaux, supports : tout invite à s’ouvrir au design écologique et soutenable. Chacun est concerné – créateurs, producteurs, professionnels de différents horizons, chercheurs, enseignants, étudiants, récepteurs et citoyens.

Une conscience bienfaisante

Tout comme le design d’objet, l’architecture, le design d’intérieur ou le textile, la communication visuelle suppose de très profondes implications sur l’environnement, le cadre de vie, la nature, l’humain et ses comportements. Dans un monde en transition – assailli de questions concernant la croissance, les ressources naturelles, la technique, l’énergie, la consommation, le partage, etc. –, la considération de l’écoconception et de la soutenabilité prend un relief très particulier. Leur pertinence se mesure à l’extrême importance de leurs enjeux, qui relèvent tout à la fois de problématiques environnementales, matérielles, sociales, relationnelles, perceptives et conceptuelles. Pour mieux situer cette pluralité des points de vue, il est utile de suivre les réflexions exposées par Félix Guattari dans son essai Les trois Écologies, et la façon dont il développe la notion d’écosophie, contre une « perspective technocratique » : « seule, une articulation éthico-politique – que je nomme écosophie – entre les trois registres écologiques, celui de l’environnement, celui des rapports sociaux et celui de la subjectivité humaine, serait susceptible d’éclairer convenablement ces questions ». Envisager le graphisme dans cette optique implique une conscience environnementale, procède d’un engagement et participe d’une vision du monde.
À la fin du XXe siècle, dans l’épilogue des rééditions de son ouvrage pionnier A History of Graphic Design, Philip B. Meggs insiste sur le fait que « les designers graphiques, en tant que metteurs en forme de messages et d’images, ont l’obligation de contribuer de façon significative à une compréhension globale des questions environnementales et sociales ». Dans le même temps, en 1997, un article de la revue Design Issues consacré à l’ecological design débute ainsi : « Le design écologique est désormais bien établi. Cela fait maintenant environ une décennie que la première vague du design vert [green design] est apparue comme un nouveau facteur important dans le design produit et le design graphique. Bien que cela ne soit en aucun cas pleinement développé et accepté, et commence tout juste à être intégré à la formation en design, […] il existe désormais un large consensus sur le fait que les problématiques environnementales ne peuvent plus être ignorées des designers et des critiques. […] Déjà, une deuxième ou troisième vague de pratiques et de critiques en matière d’écoconception est apparue, qui poursuit une analyse plus subtile du sens et de la méthodologie ». Ainsi est-il possible de considérer l’écoconception comme l’un des fondamentaux contemporains du graphisme.

De multiples expressions en faveur de l’environnement

Depuis les années 1960 (sinon avant), beaucoup d’écrits interrogent le design, la communication visuelle et la publicité du point de vue de la durabilité, des besoins réels, des priorités à (re)définir, du bien-vivre et des valeurs fondamentales. Vastes et passionnants, ces espaces de réflexion sont nourris aussi bien par des designers que par des chercheurs et théoriciens représentant de très nombreuses disciplines. En 1963-1964, le manifeste britannique « First Things First » déplore un « point de saturation » face à l’« industrie publicitaire » : « nous proposons un renversement des priorités en faveur de formes de communication plus utiles et plus durables. » Le mot environnement se trouve ajouté à la version revue et augmentée de ce manifeste percutant, qui reparaît en couverture de la revue Emigre en 1999. Désormais, ce texte (par ailleurs largement diffusé) fustige « un environnement mental tellement saturé de messages commerciaux qu’il modifie la façon même dont les citoyens-consommateurs parlent, pensent, ressentent, réagissent et communiquent entre eux. […] Des crises environnementales, sociales et culturelles sans précédent requièrent toute notre attention. » Le lien entre dimensions environnementale et sociale s’est déjà trouvé affirmé dans le titre même de l’ouvrage fondateur et anticipateur de Victor Papanek, Design pour un monde réel. Écologie humaine et changement social. D’abord publié en suédois en 1970, ce texte détonnant se montre très critique : « les systèmes actuels […] se fondent tous sur le même postulat : nous devons acheter davantage, consommer davantage, […] rejeter davantage. […] On ne dira jamais assez que, dans les problèmes de pollution, le designer est plus lourdement impliqué que la plupart des gens. […] Le design, s’il veut assumer ses responsabilités écologiques et sociales […] doit revendiquer […] le “principe du moindre effort” de la nature : […] faire le plus avec le moins. Cela implique que nous consommions moins, que nous fassions durer les choses plus longtemps, que nous recyclions les matériaux ».

Un tel faisceau d’intérêts prononcés en faveur de la cause environnementale depuis plus d’un demi-siècle concerne les secteurs d’activité qui façonnent notre cadre de vie, y compris la communication visuelle. Pour cette dernière cependant, de telles convictions restent loin de correspondre à une position majoritaire. Quiconque en perçoit la portée et le caractère pressant entrevoit du même coup un changement de paradigme, de cadre de pensée et d’idéal. Bien qu’issues de provenances très diverses, les réflexions vouées à ces perspectives formulent des critiques récurrentes. Se trouvent souvent visés le formalisme, l’esthétisation, la starisation du créateur, la publicité (Papanek y consacre des mots cinglants), l’obsolescence psychologique, la soumission à un système au détriment des besoins fondamentaux et prioritaires, le gâchage et ses excès, la démesure, la prédation, le consommateur versus le citoyen, le court-termisme contre la durabilité, etc. Qui plus est, tout ceci est à situer dans un contexte ouvrant l’horizon à d’autres plans essentiels, par exemple la place des femmes (si peu présentes dans l’histoire du graphisme et de la typographie), l’ouverture à la culture visuelle des autres continents, ou l’intérêt pour les pratiques amateurs – le tout étant de nature à déstabiliser sérieusement les ordres et pouvoirs établis, ainsi que les certitudes. Dans les années 1980 et 1990, ces critiques s’expriment également avec force par des artistes dont les langages s’emparent de formes graphiques, dans des œuvres qui, par exemple, détournent l’affiche et le slogan pour propulser des messages à contre-courant des stéréotypes dominants. Ainsi des formules de Barbara Kruger « Your comfort is my silence » et « I shop therefore I am », ou de Jenny Holzer, telles Protect me from what I want et Money creates taste. Autant de réactions convergentes, exprimées par les canaux les plus divers.

Nommer le graphisme soutenable…

Dans ce vaste paysage d’écrits et de créations visuelles soulevant mille questions face au monde contemporain, une place particulière revient à la communication visuelle, de par ses attributs. Cet état de fait souligne, voire réactive, le formidable potentiel du design graphique : sa capacité à façonner des messages, son maniement de plusieurs langages visuels, son possible rôle de conseil quant au cahier des charges, sa présence déterminante dans l’expérience visuelle quotidienne, etc. L’approche environnementale de ces dernières décennies invite le graphisme à tenir compte de paramètres inhabituels, très actuels, aptes à déplacer ses repères et ses pratiques, à étendre la nature et la portée de ses engagements.
Les mots, qu’ils soient en usage ou manquants, constituent un indicateur essentiel. Dans les années 1980, le terme design, introduit depuis peu dans la langue française, s’est trouvé remis en question jusque dans le Journal officiel. Il n’y a pas de terme prédominant (sans doute est-ce un bien) pour qualifier ces espaces d’activité nommés graphisme, design graphique, communication visuelle, communication graphique, etc. Actuellement, l’expression sustainable graphic design, bien établie dans la langue anglaise, reste sans équivalent en français. Difficile, donc, de qualifier le graphisme dédié à l’écoconception et à la soutenabilité. De telles conditions posent la question de sa définition (de sa redéfinition ?), incluant son champ d’action, ses intentions, sa complexité, sa portée et ses limites. Si le mot manque, les possibilités ne manquent pas pour désigner le graphisme écoconçu : graphisme soutenable, graphisme écoresponsable, écoconception graphique, écodesign graphique, écographisme, graphisme écologique (sur la base de ecological design) – d’autant que l’on peut préférer à graphisme les termes design graphique ou communication visuelle. Sur un plan général, l’approche dont relève l’écoconception se trouve précisée avec la norme internationale ISO/TR 14062, en 2002. Cette norme « décrit des concepts et des pratiques actuelles ayant trait à l’intégration des aspects environnementaux dans la conception et le développement de produit ». Parmi les nombreuses définitions de l’écoconception, celle du Journal officiel décrit la « conception d’un produit, d’un bien ou d’un service, qui prend en compte, afin de les réduire, ses effets négatifs sur l’environnement au long de son cycle de vie, en s’efforçant de préserver ses qualités ou ses performances » – sachant que cela se fonde sur une approche multicritère (indicateurs d’impact, etc.), et nécessite le recours à des compétences telles que celles des ingénieurs.
Si la langue française compte bien peu de publications vouées à un graphisme soutenable, il existe néanmoins certains ouvrages édités aux alentours de 2010, conçus comme guides et boîtes à outils – tels Le Guide de l’éco-communication (ADEME [Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie], 2007) et Éco-conception web (Frédéric Bordage, 2012 et 2015). Se trouvent aussi, en français, un certain nombre de manifestes de différentes natures (souvent en ligne, et parfois réécrits au cours du temps) : le « Manifeste des Publicitaires éco-socio-innovants », le « Manifeste contre le système publicitaire » (association Résistance à l’Agression Publicitaire), ou encore le « Manifeste de la SDGQ » (Société des designers graphiques du Québec). Selon ce dernier, « le bon design graphique est responsable. […] La responsabilité environnementale du designer est immense, car elle agit comme déclencheur. Il doit limiter au maximum notre impact sur la planète, en se questionnant sur le bien-fondé de chacun de ses gestes. Il faut sans cesse explorer d’autres voies graphiques, d’autres modes de production, ainsi que d’autres supports d’expression » (version de ce manifeste acccessible en ligne en 2015).

Une optique stimulante et engageante

Une approche éco-consciente permet de se projeter dans un monde en transition et d’y contribuer. Sources de stimulation, ces perspectives, loin des terrains balisés, se montrent aussi enrichissantes que salutaires. Elles abordent des questions de fond, notamment sur les priorités et les besoins de notre époque, tant en ce qui concerne l’environnement que l’humain. Il s’agit de trouver les espaces ou les interstices où il est possible d’œuvrer et d’agir, d’investir à dessein le potentiel et le pouvoir de la communication visuelle, et de refuser les écueils de la superficialité, de la récupération ou de l’écoblanchiment. D’innombrables pistes de travail et de réflexion – existantes ou à inventer – s’offrent aux praticiens, étudiants, chercheurs, enseignants, imprimeurs, développeurs, fabricants, collectionneurs, conservateurs, ainsi que tous les corps de métier susceptibles d’être concernés. Signes, messages, couleurs, techniques, matériaux, supports : tout invite à reconsidérer ou à aborder des aspects aussi divers que le flux d’informations et d’images, la perception et la cognition, la publicité, la coexistence du numérique avec tout autre support, les produits et matériaux biosourcés, la chaîne de production graphique, la recyclabilité et la valorisation des déchets, la désaturation ou la sobriété, l’économie visuelle, l’accélération et le ralentissement, la sensibilisation et la formation à ces sujets, etc. Tous les supports du graphisme peuvent être concernés. Par ailleurs, certains de ces aspects ne sont pas nouveaux. Par exemple, l’économie visuelle et spatiale a concerné le livre imprimé dès ses débuts, et traverse toute son histoire. Pour prendre le cas d’une objection concrète, très significative, formulée au cœur de la culture typographique du XXe siècle, rappelons que Jan Tschichold considérait la blancheur du papier des livres « extrêmement désagréable pour les yeux », et comme un grave problème de « santé publique ». Désormais, cette question se pose aussi pour les écrans, avec la présence du blanc comme réglage par défaut pour de nombreux fonds (traitement de texte, courriel, etc.) – sachant qu’en outre le blanc des écrans lumineux implique souvent une consommation d’énergie accrue du point de vue du choix chromatique.
Notre époque constitue une situation exceptionnelle pour concevoir la communication visuelle d’aujourd’hui et de demain, pour en réenvisager certains aspects, en cherchant les meilleurs équilibres possibles entre création, intelligence visuelle, choix des techniques et supports (dont la part et le rôle du numérique), qualité et protection de l’environnement, contribution au cadre de vie et au bien-être, intérêt général, écologie, et éthique de la soutenabilité. Les jeunes générations, en particulier les étudiants – tout comme la pédagogie – ont leur rôle à jouer et peuvent apporter une contribution substantielle. Pour tous, cette optique procède d’une compréhension et d’une vision du monde (avec sa part d’utopie), incluant l’imaginaire, la poésie et le réenchantement. Évoquant un cercle vertueux, l’ouvrage Sustainable Graphic Design s’ouvre sur ce mot de Gandhi, placé en exergue : « You must be the change you wish to see in the world »

Roxane Jubert, graphiste-typographe, enseignante et chercheuse à l’ENSAD

Ce texte reprend l’essentiel de l’article paru dans le magazine Étapes n° 243 (2018), sous le titre « Graphisme et écoconception, vers une perspective soutenable ». Il est republié ici dans une version légèrement réduite par la rédaction du Bulletin.

Pour aller plus loin

  • Voir le texte complémentaire publié par Roxane Jubert par la revue Sciences du design, intitulé « Communication visuelle et graphique : enjeux et défis environnementaux. Des priorités à redéfinir », accessible sur : https://www.cairn.info/revue-sciences-du-design-2019-2-page-68.htm
  • Voir le manifeste « Pour une pratique soutenable de la création » à l’initiative d’un collectif de l’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs (ENSAD – Paris, France) : https://manifeste.ensad.fr

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