Histoire des pandémies – ou comment nous sommes entrés dans l’Histoire avec le Covid-19

Adaptations
Fresque de Keith Haring, 1989, Barcelone

Une question se pose d’emblée : qu’est-ce qu’une pandémie ? La réponse est simple : c’est une épidémie qui touche tout le monde. Cela veut dire évidemment le monde connu, comme lorsque Procope, au 10e siècle, dit que la peste touche l’ensemble des êtres vivants, c’est-à-dire l’humanité. Ces dernières années, la pandémie a pris un sens plus « technique », et l’OMS s’est arrogé le droit d’en énoncer la définition et de proclamer sa survenue. Il faut donc faire une distinction entre l’annonce de l’urgence internationale, qui revient à solliciter l’aide des grandes puissances, et celle de la pandémie proprement dite, qui signe la reconnaissance de la maladie dans au moins trois continents. Au sens strict, la fièvre hémorragique d’Ébola, cantonnée en 2014 à l’Afrique de l’Ouest (les cas en Europe et même au Sénégal ont été des cas importés), n’est pas une pandémie, bien que l’urgence internationale ait été déclarée en août 2014, quatre mois après le début de l’épidémie, en conformité avec le Règlement sanitaire international promulgué en 2005 et révisé en 2011, qui fait obligation aux États signataires de se tenir mutuellement au courant et de s’entraider.
Nous sommes bien persuadés de vivre l’ère abominable d’une pandémie qui restera dans toutes les mémoires, en raison non seulement du nombre de morts, mais du confinement radical et sans précédent qu’elle a occasionné et de la remise en cause du monde actuel, dont on ne sait encore quelles révolutions elle nous vaudra par la suite. Remarquons que, par le passé, nous avons connu la pandémie grippale de 1968, arrivée en France exactement en août 1968 (en plein été) et qui a fait un million de morts dans le monde. Or curieusement, peu de témoins s’en souviennent, tant, au moins en France, les évènements politiques de mai ont éclipsé le virus. La grippe espagnole de 1918 avait été aussi assez oubliée, bien qu’elle ait fait cinquante millions de morts, soit plus que la première guerre mondiale (Alfred Crosby a signé en 1989 America’s Forgotten Pandemic, « la pandémie oubliée »). Pourtant, la remontée dans le temps que je propose suggère ce que nous éprouvons et vivons dans l’instant du confinement, par comparaison avec les pandémies passées. Ce rapprochement n’est pas anachronique, notre expérience du Covid-19 en 2020 nous fait revivre des épisodes du passé et parfois en tirer quelques conclusions sur notre situation présente. Relisons donc cette histoire, dont, à mon sens, chaque péripétie évoque une des facettes de notre expérience actuelle, que je propose à la sagacité des lecteurs.

 

La peste d’Athènes

La lecture du récit dit de la peste d’Athènes par l’historien Thucydide au 5e siècle avant Jésus-Christ est incontournable pour les contemporains du Covid-19. La peste (peu importe le microbe, dont l’identité est régulièrement discutée) a frappé une cité à son apogée. Thucydide a observé « l’anomie », autrement dit la perte du sens moral et civique, le désordre, entraînés par la mort en masse qui a fait oublier le respect de la loi divine comme humaine. Toute solidarité avait disparu. Les rituels d’inhumation, devoir si important dans l’Antiquité, n’étaient plus respectés : les cadavres étaient jetés sans honneurs dans des tombereaux, une vision qui a inspiré de nombreux peintres dont Poussin. Thucydide célèbre néanmoins les médecins qui essaient de soigner et trouver des remèdes, et il fait la remarque importante que « le mal ne frappait pas deux fois le même homme » : ceux qui, comme lui, guérissaient, pouvaient désormais secourir leurs semblables. Une remarque qui a moins frappé les générations suivantes que le scandale de l’épidémie, mais qui nous parle aujourd’hui d’immunité et d’altruisme.

Nicolas Poussin, La peste à Ashdod, 1630 Paris, musée du Louvre
Nicolas Poussin, La peste à Ashdod, 1630
Paris, musée du Louvre

La peste bubonique

Le terme de peste est synonyme de pestilence ou de catastrophe : il désigne aussi une maladie spécifique, rattachée aujourd’hui à une bactérie découverte par Alexandre Yersin à Hong-Kong en 1894. La peste de Justinien s’est abattue en 547 sur l’empire byzantin dont elle a facilité l’invasion par les Arabes au début de l’Islam. C’était une peste dite bubonique, caractérisée par des bubons ou grosseurs siégeant souvent dans l’aine. Mais c’est la peste « noire », survenue au 14e siècle, d’Orient en Occident, qui a frappé le plus les mémoires. Elle a fait périr un tiers des populations. Les hommes se sont pourtant relevés (peut-on parler de « résilience » ?), et les historiens proposent que le déclin démographique ait finalement amélioré le sort des survivants, en donnant plus de terres à cultiver, bref en faisant émerger une classe moyenne. La peste a été constamment attribuée à la colère divine devant les péchés des hommes et suscité des regains de ferveur. Une colère que les habitants ont retournée souvent contre des boucs émissaires qui ont été les juifs, les étrangers, les errants, les pauvres… Ils y étaient parfois encouragés par les pouvoirs publics, désireux d’éluder toute responsabilité : une mécanique sociale qui se déclenche aisément, nous ne le savons que trop aujourd’hui. La religion n’a pas empêché les édiles des cités (Raguse, aujourd’hui Dubrovnik, dès 1377) de prendre les premières mesures de quarantaine vis-à-vis des bateaux accostant dans les ports. En 1403, Venise crée sur un îlot un lazaret, modèle d’hôpital-prison destiné à isoler les voyageurs suspects et éviter qu’ils contaminent la cité. On attribue couramment à ces mesures de surveillance et d’enfermement des pestiférés la disparition du fléau en Europe au début du 18e siècle, le bouquet final ayant été la peste de Marseille en 1720, qui résulta de la vente de marchandises infectées passées en contrebande dans la cité. En fait, il y eut encore ensuite des épidémies à Moscou, en Orient et sur la rive sud de la Méditerranée, dont la peste d’Oran qui inspira le roman d’Albert Camus en 1947, centré sur l’évocation de la peur qui mine la solidarité humaine et facilite l’épidémie.
Si la bactérie a été identifiée en 1894, le mécanisme de transmission n’a été connu qu’au début du 20e siècle. Il met en cause le rat, la puce du rat et celle de l’homme, ce qui explique le rôle des marchandises contaminées. La peste garde une funeste renommée. Alors que le traitement par les cyclines (antibiotiques) est efficace, celle survenue en 1994 d’une épidémie à Surat, ville minière au nord de l’Inde, a déclenché une panique mondiale, la fermeture des aéroports, et un désastre économique pour le continent indien. Si aujourd’hui la peste continue à faire des victimes, c’est en raison de la pauvreté, par exemple à Madagascar qui compte la plupart des cas mondiaux, où les ruraux n’ont pas les moyens de se protéger contre les rats qui sont, dans leurs terriers, le réservoir de la bactérie. La peste y sévit sous sa forme la plus grave, transmise directement d’homme à homme par les crachats et les postillons. À ce propos, les masques jadis conçus pour les médecins ont été utilisés massivement pour la première fois par les populations lors de la peste de Mandchourie en 1911.

Le choléra

Au moment où la peste prend congé, un nouveau fléau arrive des rives du Gange en Inde : le choléra, qui est l’épidémie majeure du 19e siècle. Il déferle en six pandémies entre 1817 et 1899. Nous vivons actuellement la septième, qui a atteint l’Amérique latine.
Le choléra provient de la contamination de l’eau souillée par les excréments humains et cause une déshydratation rapide par diarrhée et vomissements. Comme la plupart des épidémies, il révèle et aggrave les inégalités sociales comme le montre la distribution des cas en fonction de l’accès à l’eau potable. Il a ravagé les villes insalubres et surpeuplées et la parade a consisté dans l’aménagement de l’eau potable et des déchets. Le traitement du choléra par réhydratation orale ou intraveineuse a été proposé dès le début du 19e siècle mais a mis du temps à être mis en place de façon cohérente et rapide. En son absence, le malade se transforme rapidement en cadavre vivant, suscitant la « peur bleue » restée proverbiale.
La simplicité et l’efficacité du traitement antibiotique n’empêchent pas le choléra de continuer ses ravages dans son berceau indien et dans les pays pauvres de la planète. L’épidémie de Haïti en 2015 le rappelle. Le choléra a suscité la défiance des populations à l’égard des médecins, vus comme les complices des riches dans l’empoisonnement des couches défavorisées. Une défiance à l’égard des savants, susceptibles de comploter pour assurer la suprématie de quelques-uns ; voilà qui sonne familier à l’heure des fake news sur les complots des faiseurs de virus et de vaccins. Il existe bien un vaccin mais il ne donne pas pleine satisfaction et ne saurait se substituer à des mesures assurant l’accès à l’eau potable.

Alfred Johannot, Le duc d'Orléans visitant les malades de l'Hôtel-Dieu pendant l'épidémie de choléra en 1832, Paris, musée Carnavalet
Alfred Johannot, Le duc d’Orléans visitant les malades de l’Hôtel-Dieu pendant l’épidémie de choléra en 1832, Paris, musée Carnavalet

La grippe

La pandémie la plus connue est dite « espagnole », du nom du seul pays autorisé à en parler, pendant la première guerre mondiale. Les Alliés pratiquaient le blackout, inquiets que les ennemis obtiennent un cessez-le-feu prématuré. Le fléau vint des États-Unis où tout conspira pour sa transmission fulgurante : la conscription rassembla des recrues venues de tous les coins, traversant ensuite l’océan entassés dans des bateaux, d’où, à l’arrivée, la contamination massive des militaires sur le front puis des civils. Pourtant le traumatisme des populations a été moins grand dans les mémoires qu’on ne l’imagine. Il s’est dilué dans le cauchemar de la disparition et la mutilation de millions d’individus (qui devait resurgir une génération plus tard).
La grippe n’était pas due à une bactérie, aussi l’histoire des connaissances sur la maladie est-elle indissociable des progrès de la virologie avec l’identification des virus, perdant le sens ancien de poisons pour celui d’êtres infimes, dépendant pour se reproduire des cellules qu’ils parasitent. Les virus exigent des milieux de culture particuliers sur cellules animales, mises au point seulement dans les années 1950. Si la découverte d’un vaccin a permis la prévention des infections, un détail fâcheux, la mutation rapide du virus dont chaque épidémie porte le nom (AH1N1, AH3N3 etc) impose une révision annuelle du vaccin par l’industrie pharmaceutique : les vaccins ont cessé d’être des produits bon marché, suscitant la méfiance de ceux qui soupçonnent la vaccinologie d’être au service de l’argent. Autre conséquence du progrès des connaissances, les scientifiques ont identifié la séquence du virus de 1918 dans des cadavres congelés de l’Arctique, datant de la célèbre épidémie. Mais la connaissance de la formule génétique du virus tueur a amené des chercheurs à produire un virus très proche adapté au furet qui sert de modèle de la maladie. Le tollé déclenché par ces expérimentations rappelle que la science a une maîtrise incomplète des phénomènes qu’elle observe et nourrit ainsi une inquiétude dans la population vis-à-vis des « apprentis sorciers » des laboratoires, que de folles politiques pourraient détourner à des fins perverses.

Edvard Munch, Autoportrait à la grippe espagnole, 1919, Oslo, Galerie nationale
Edvard Munch, Autoportrait à la grippe espagnole, 1919,
Oslo, Galerie nationale

Le Sida

Avec le Sida, apparu autour de 1981, dont nous sommes contemporains, nous abordons une pandémie dont nous découvrons lentement les lointaines prémisses. Les progrès considérables de la biologie moléculaire ont permis assez rapidement, en 1983, d’identifier le virus en cause, le VIH ou virus de l’immunodéficience humaine. La maladie, transmise sexuellement, a traumatisé une génération qui venait d’accéder à la maîtrise de la fécondité et à la libéralisation des mœurs. La même biologie moléculaire a permis de remonter le temps et de formuler l’hypothèse du passage initial du virus du singe à l’homme au début du 20e siècle, qui s’est ensuite lentement adapté à ce dernier. La circulation du virus à partir de l’Afrique centrale a été ensuite facilitée par des évènements qui ont concouru à son émergence, comme les migrations de travailleurs et les transfusions et l’usage de seringues mal stérilisées pour injecter médicaments ou vaccins. Amère leçon, à méditer, de la rançon de la globalisation.
L’infection, au début rapidement mortelle, s’est muée grâce aux antirétroviraux apparus dix ans plus tard, en une maladie chronique exigeant un traitement à vie. Tous les séropositifs, tant s’en faut, n’en bénéficient pas encore, en particulier en Afrique.Le Sida a entraîné des effets positifs en alertant au risque grave de stigmatisation des personnes « vivant avec le VIH ». Les associations de malades ont aussi joué un rôle sans précédent dans la stimulation des recherches et la surveillance de l’éthique des comportements, un phénomène que pour le moment, il n’est guère loisible d’observer dans la riposte au Covid-19. Celle-ci a été beaucoup impulsée d’en haut, par politiques et scientifiques associés, sans prendre garde aux conséquences du confinement. Ce dernier a révélé et accentué les inégalités sociales, toujours présentes dans les épidémies, sans qu’on assiste à la participation démocratique à la gestion d’un virus, qui suscite par ailleurs encore beaucoup de questions scientifiques incomplètement résolues.

Fresque de Keith Haring, 1989, Barcelone
Fresque de Keith Haring, 1989, Barcelone

Ébola

Le virus Ébola a commencé sa carrière dans un coin perdu du Zaïre, en 1976, près d’une rivière qui lui a donné son nom. Il illustrait la capacité des laboratoires de haute virologie d’identifier des agents pathogènes inconnus auxquels on allait de plus en plus prêter attention sous le nom de « virus émergents », appellation apparue en 1990. La plupart de ces virus ont été décrits dans des habitats particuliers et lointains, curiosités exerçant la sagacité des virologistes et des épidémiologistes, sans impact sur le reste du monde. Aussi l’épidémie, qui en 2014 a frappé trois pays d’Afrique de l’Ouest (la Guinée, le Libéria, et la Sierra-Leone et leurs capitales surpeuplées), a créé une panique dans le reste du monde, à l’annonce de l’urgence internationale par l’OMS en août 2014. Il s’agissait d’une fièvre hémorragique rappelant la fièvre jaune, pouvant être rapidement mortelle en l’absence d’une réanimation adaptée que les hôpitaux locaux n’étaient guère en mesure de pourvoir, surtout au début. D’autre part, la fréquence des décès dans les structures de soin entraînait la défiance des populations tendant à dissimuler leurs malades et peu enclines au début à accepter les mesures d’isolement dit communautaire (euphémisme pour quarantaine à domicile).
La survenue du Covid-19 a mis fin à la sécurité des occidentaux assistant aux crises sanitaires chez les autres. Ils ont pris conscience de la fragilité des civilisations et des conséquences imprévues des transformations rapides du monde vivant où nous évoluons. Ébola, comme le Covid-19, nous viendrait des chauves-souris, peut-être avec des hôtes animaux intermédiaires : c’est tout notre rapport au monde vivant, bref avec la nature, qui doit être repensé, encore une révolution mentale associée à la réflexion sur l’histoire des épidémies, passées et présentes.

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