L’approche durable de l’exposition

Essentiels / Essentielles

1. L’approche durable et holistique

L’écoconception de la scénographie des expositions s’entend le plus souvent comme une approche écologique des moyens mis en œuvre pour concevoir et réaliser une exposition. À cette approche écologique, à la fois indispensable et réductrice, nous préférons une approche durable, à savoir plus globale.
Selon l’ADEME, « le développement durable est un principe d’organisation de la société humaine qui tient compte des ressources finies de la planète et agit sur 3 dimensions interdépendantes :

  • environnementale : développer les activités humaines sans nuire à la capacité de renouvellement des ressources naturelles ou au bon fonctionnement des services écosystémiques.
  • sociale : le développement harmonieux de la société passe par la cohésion sociale : accès à tous aux ressources et services de base (santé, éducation)
  • économique : le développement économique vise la diminution de l’extrême pauvreté et l’exercice par tous d’une activité dignement rémunérée. Il n’y aura pas de développement possible s’il n’est pas économiquement efficace, socialement équitable et écologiquement tolérable. »1

Nous connaissons cette définition parue en 1987 dans un rapport remis à la Commission mondiale sur l’environnement et le développement de l’ONU. Nous connaissons aussi ce diagramme du développement durable2.
Pourtant, et comme toute approche de la complexité, l’approche durable est peu partagée en pratique, notre éducation nous ayant formatés à l’analytique. Les domaines qui tissent la transdisciplinarité comme l’architecture et la scénographie, pratiquant l’approche globale au quotidien, ont un rôle important à jouer dans la diffusion de la méthode, chère à Edgar Morin.

2. Écoconception vs économie durable

L’accélération des désordres environnementaux et leur médiatisation ont augmenté la prise de conscience de tous et engendré un début de changement de paradigme bénéfique dans le monde des expositions, qu’elles soient artistiques, historiques ou scientifiques, ces dernières ayant un train d’avance sur les autres.
Le spectacle vivant, lui aussi, a entamé sa transition écologique depuis plusieurs années.
À part quelques exceptions, ce n’est que depuis 2020 que les professionnels des musées et des expositions se mettent à penser l’écoconception. Les plus vertueux se fédèrent afin de mutualiser les recherches ; des plateformes se construisent pour permettre à tous de s’emparer de ces problématiques3.
Néanmoins, l’effort collectif des entreprises privées n’est pas soutenu par les pouvoirs publics comme il le devrait. Les institutions publiques, également, sont sous pression sur ces sujets mais à moyens humains constants alors que cette recherche collaborative nécessite de réels moyens humains et financiers pour s’installer dans la durée.
Les actions et les efforts visibles reposent encore trop exclusivement sur les rares professionnels qui ont décidé, avec volontarisme et abnégation, d’en faire leur combat. Nous sommes tous pourtant soumis à l’impératif de transition écologique et dans un contexte économique post Covid.

Il convient en réalité de conjuguer un triple effort :

  • un changement de paradigme conceptuel,
  • la mise en place de nouvelles formes de collaborations,
  • le développement de la recherche sur la nature des matériaux, sur leur récupération, leur recyclage, leur réemploi.

Aussi pionnière et prometteuse qu’elle soit, cette démarche est très chronophage. La petite taille des entreprises de l’écosystème de l’exposition – souvent les plus sensibles et réactives à ces sujets – ne permet pas de disposer des ressources nécessaires à cet effort.
En parallèle, pour être plus sobres et réduire leur déficit, les institutions publiques culturelles dépensent moins d’argent dans les productions. Elles demandent aux professionnels non seulement d’être force de proposition sur l’écoconception car elles n’ont pas assez de ressources en interne. Concomitamment, elles baissent de fait la rémunération des professionnels qu’elles continuent de considérer comme proportionnelle au montant des travaux plutôt qu’au « temps à passer » comme le permet le Code de la commande publique depuis 19854.
En ce sens, donnons deux exemples :
1) Les créateurs sont de plus en plus précarisés car concevoir 2 ou 3 expositions dans une seule scénographie en divisant les honoraires par 2 ou 3 est une demande qu’ils reçoivent couramment.
2) Les règles de la propriété intellectuelle et artistiques n’ont pas évolué pour s’adapter à ces nouvelles formes de collaboration, ni de réutilisations… aujourd’hui, sans cadre, seuls les contrats, très coûteux à monter, font loi.

Si tout le monde sait que la transition écologique coûte cher, alors les règles doivent tout aussi naturellement changer pour approcher globalement la question de sa durabilité, par exemple :

  • en revalorisant la rémunération des professionnels en fonction du temps à passer et des services rendus à la collectivité par l’effort de tous ;
  • en augmentant les moyens des établissements d’enseignement supérieur pour diffuser l’enseignement à l’écoconception ;
  • en augmentant les moyens de formation pour l’adapter à la croissance des besoins.

On touche là à l’essentiel car il s’agit de préparer le futur.

3. Transitions écologique et numérique, une injonction paradoxale ?

À côté de cela, la transition numérique va bon train à grands renforts de subventions.
Les musées s’en emparent comme d’une bouée pensant sortir de la crise pandémique en retrouvant les visiteurs disparus au fond de leurs canapés. C’est vrai, pourquoi bouger ? On devrait s’interroger sur les conséquences d’une self-culture qui se livre désormais à domicile plus vite qu’Uber Eats… il en est encore temps.
Mais plus immédiatement, ne sommes-nous pas en train de rendre l’économie de la culture totalement dépendante du numérique, elle qui ne se nourrit que d’indépendance ? Alors même que nous sommes déconfinés, la désaffection persistante des théâtres, des cinémas et des musées, récemment analysée dans le rapport du Ministère de la Culture5, ne va-t-elle pas s’inscrire dans la durée ? Des pratiques culturelles à deux vitesses (présentielles et distancielles) ne sont-elles pas en train de se mettre en place ?

À l’opposé, pendant les confinements, de nouveaux publics, plus éloignés de la culture se sont autant connectés que les publics habituels grâce au temps libre retrouvé6. Cela n’impose-t-il pas de penser circuits courts y compris pour la localisation des établissements culturels sur tout le territoire ? Est-il normal que de nombreux adolescents du Grand Paris mettent 4 heures aller et retour pour visiter une exposition ? Le succès que rencontrent les Tiers lieux n’en est-il pas la preuve ?

Le rapport intermédiaire du Shift Project sur la décarbonation de la culture (mai 2021) décrit le contexte dans lequel nous évoluons. Il propose six dynamiques de mise en œuvre :

  1. « La relocalisation des activités recouvre le besoin d’inscrire la culture au cœur des territoires et d’en faire un moteur pour la transition locale…
  2. Le ralentissement est le corollaire du raccourcissement des distances parcourues…
  3. La réduction des échelles, car la quête de puissance… a conduit à une événementialisation de la culture et à ses conséquences (jauges, dispositifs, transport de matériel et de personnes)…
  4. L’écoconception des œuvres (prise en compte de l’impact global d’une création) de sa conception à sa diffusion en passant par sa production.
  5. L’intégration des enjeux de mobilité non seulement des œuvres et des artistes, mais aussi des publics.
  6. Le renoncement, car pour imaginer une culture résiliente, il faudra renoncer à certaines pratiques déjà en cours et à certaines opportunités technologiques carbonées qui s’annoncent pour le secteur. »

Sur 6 dynamiques, la sixième préconise, avec des précautions de langage, le renoncement à « certaines pratiques…et opportunités technologiques carbonées ». Le terme de « sobriété numérique » apparait dans leur rapport sur le numérique (octobre 20207), en croissance exponentielle dans toutes nos activités.
Dans ce même rapport intermédiaire sur la culture, The Shift Project analyse qu’elle « représente le premier poste mondial de consommation de données sur le système numérique ; système émetteur de 3 à 4% des émissions des émissions mondiales de GES et dont la croissance est rapide. »8
Un projet de loi Reen9 (Réduction empreinte environnementale du numérique) est en cours de vote à l’Assemblée pour, entre autres, sensibiliser les scolaires et les étudiants à l’entrée en Université aux enjeux écologiques du numérique. La formation à ces bonnes pratiques devrait traverser tous les établissements d’enseignement et de formation pour donner à tous les moyens de mener de front des transitions écologique et numérique durables.

4. L’approche biomimétique de l’exposition

L’approche systémique du biomimétisme revient à considérer humblement que l’humain fait partie de la nature et qu’il doit interagir avec elle comme tout autre être vivant dans le respect des écosystèmes et de leur équilibre10. On peut véritablement comparer l’exposition à un organisme vivant dont les éléments sont en perpétuelle interaction, les visiteurs étant au cœur des échanges.

a) Tel un organisme vivant, elle échange énergie et matériaux avec l’extérieur.

  • L’exposition consomme de l’énergie pour le chauffage, la ventilation, la climatisation, l’éclairage, la sûreté, la sécurité, les équipements audiovisuels, multimédia et numériques, les réseaux d’information…
    Mais elle reçoit aussi l’énergie de son environnement par les façades exposées à l’extérieur (froid, chaleur, voire canicule…) et celles de ses visiteurs (chaleur, humidité, vibrations…) qu’elle doit absorber et dont elle doit protéger les collections lorsque nécessaire.
    Ces échanges énergétiques sont très connus des ingénieurs en génie climatique, en électricité et en multimédia, des concepteurs lumière, des architectes et scénographes. Leur impact carbone est sans doute supérieur à celui des matériaux de la scénographie. Il est donc intéressant d’être innovants, là également, dans la conception d’une exposition. Cela veut dire échanger avec toutes les parties prenantes dès lors qu’on est confronté à un projet d’exposition dans la réhabilitation ou la construction d’un équipement culturel. Dans le cas d’une exposition temporaire, on peut aussi agir sur la dépense énergétique.
  • Parce que l’exposition consomme matériaux et matériels, tous les matériaux de construction et les équipements techniques (lumière, son, multimédia…) qui consomment eux-mêmes de l’énergie dans leur fabrication et leur transport sont à sélectionner avec soin. Les industriels ne nous ont pas attendus pour anticiper.
    En tant que prescripteurs, c’est sur le choix de matériaux biosourcés, récupérés (avec les difficultés réglementaires qu’on connait), recyclés et recyclables, et de matériels issus de filières technologiques responsables que nous portons nos efforts, mais la localisation de leur fabrication n’est pas toujours en circuit court, nombre d’entre eux sont fabriqués en Europe ou en Asie (multimédia notamment).
  • L’exposition accueille enfin des collections et des artefacts de toutes typologies, matériaux, origines géographiques et historiques qui conditionnent beaucoup de décisions dont certaines vont dans le sens de la sobriété (matériaux et finitions plus écologiques) et d’autres dans le sens contraire (contrôle thermique et hygrométrique très consommateur en énergie). Les emprunts de collections doivent bien évidemment s’adapter aux nouveaux paradigmes de l’environnement.

b) Tel un organisme vivant, ne devrait-elle pas capter davantage d’informations sur son environnement pour mieux s’y adapter ?
Pour évaluer l’efficacité des progrès accomplis et faire le réel bilan d’une exposition à l’ère du phygital, une veille de toutes les actions serait nécessaire à toutes les phases de la production et dans la durée. Ce type de démarche voit actuellement le jour dans d’autres domaines comme la production cinématographique11.
On le voit, rien n’est aisé pour connaître les conséquences vertueuses ou non de l’écoconception d’un projet. Pour y arriver, les professionnels seront voués à se doter de moyens plus importants pour pleinement assurer ces nouvelles missions. Les métiers de l’exposition n’ont donc pas d’autre choix que de se former pour atteindre un niveau de compétence suffisant qui génère un réel impact sur l’écoconception, sinon ils devront collaborer avec des cabinets spécialisés, tout comme le font les maîtres d’œuvre dans le bâtiment depuis longtemps.
L’approche scientifique, elle aussi, a ses limites dans l’univers de l’exposition, les moyens alloués en recherche dans ce domaine étant quasiment inexistants en France.
Mettre sur pied les moyens de la transition écologique et numérique durable de l’exposition se révèle complexe et coûteux. Nous devons trouver les moyens pour ce type de démarche sans laquelle nous resterons dans le déclaratif des bonnes intentions sans rénover en profondeur le modèle environnemental, économique et social de notre écosystème.

Mais parlons essentiel : à quoi servent les expositions ?

Favoriser la rencontre entre l’humain et les œuvres humaines et de la Nature est la raison d’être de l’exposition12.
Comment peut-elle concourir à inclure un plus grand nombre des citoyens, à faire évoluer les mentalités et le système de valeurs qui est le nôtre, à créer du lien entre les générations ?

On touche là à la dimension sociale de l’exposition qui fait partie intégrante de l’approche durable. Les personnels politiques, les ingénieurs culturels qui les conseillent, les conservateurs ou commissaires d’exposition, les programmistes et les muséographes portent les premiers ces questions fondamentales pour toute la chaîne durable d’un projet.

L’affiliation de notre fédération XPO au CINOV13, fédération transdisciplinaire de syndicats des métiers de l’ingénierie et du conseil, nous permet d’échanger avec des partenaires que nous rencontrons généralement trop tard dans le processus de production d’une exposition. Notre constat est que le séquençage chronologique de ces phases d’études est à la fois coûteux et peu efficace. Des méthodes plus collaboratives commencent à voir le jour en France, lesquelles intègrent tous les acteurs dès la faisabilité des projets d’investissement afin qu’ils s’adressent aux besoins des citoyens et non seulement des visiteurs habituels.

En conclusion

En mai 2020, dans Le Monde, XPO a appelé de ses vœux la création d’un Centre national de l’exposition14 afin de doter l’écosystème de moyens d’échanges, de recherche et de coordination pour en assurer les transitions écologique et numérique.
Plus de 100 millions de visiteurs fréquentaient des expositions en France en 2019 (200 millions de spectateurs par an allaient au cinéma). Nous nous posons la question du renouvellement de ces publics. La recette miracle pour une approche durable est-elle dans le seul numérique même s’il peut y participer et notamment dans la production de savoirs et dans l’inclusion ? La réflexion est à pousser dans un échange transdisciplinaire sur les enjeux des expositions.
On innove, pour l’instant, dans une vague d’expositions « immersives et sensorielles » favorisant une fascination plus qu’appropriation, une approche plus collective qu’individuelle, et qui toucherait plus aisément des jeunes publics usagers du numérique. Mais à quel prix pour la diffusion de la culture dont l’objet est bien, encore et toujours, l’individuation, essentielle au développement de notre civilisation ? L’empathie esthétique15, seul vrai vecteur d’une rencontre avec les œuvres humaines et de la nature, n’a rien d’un processus collectif. Albert Camus reste d’actualité : « Tout ce qui dégrade la culture raccourcit les chemins qui mènent à la servitude. »16

Adeline Rispal, architecte, scénographe, présidente fondatrice de XPO Fédération des concepteurs d’exposition

  1. https://www.ademe.fr/expertises/developpement-durable/quest-developpement-durable
  2. https://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9veloppement_durable#/media/Fichier:Sch%C3%A9ma_du_d%C3%A9veloppement_durable.svg
  3. https://lesaugures.com/ et leur partenaire Scénogrrraphes, collectif coordonné, entre autres, par Annabel Vergne.
  4. https://www.code-commande-publique.com/remuneration-du-maitre-doeuvre/
  5. https://www.culture.gouv.fr/Presse/Communiques-de-presse/Pratiques-culturelles-des-Francais-Bilan-a-la-fin-de-l-ete-2021
  6. cf Étude du CREDOC https://www.cairn.info/revue-culture-etudes-2020-6-page-1.htm
  7. https://theshiftproject.org/article/deployer-la-sobriete-numerique-rapport-shift/
  8. https://theshiftproject.org/plan-de-transformation-de-leconomie-francaise-focus-sur-la-culture/
  9. https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/dossiers/alt/DLR5L15N40696
  10. https://ceebios.com/
  11. https://secoya-ecotournage.com/
  12. Définition de l’exposition sur le site de XPO : https://www.xpofederation.org/les-administrateurs
  13. https://www.cinov.fr/syndicats/xpo
  14. https://www.xpofederation.org/l-appel-a-la-creation-du-cne
  15. Pierre Lemarquis, L’empathie esthétique, Ed. Odile Jacob, 2015
  16. Citation dans un entretien en 1951

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