Reconnaître et garantir la qualité des compétences acquises en dehors des cursus académiques

[Re]connaissance

Comment construire des écosystèmes de confiance qui se comprennent et se reconnaissent grâce aux open badges ?

« Competence, like truth, beauty and contact lenses, is in the eye of the beholder. » Raymond Hull (1919-1985), auteur de Le Principe de Peter

(« Les compétences, comme la vérité, la beauté et les lentilles de contact, sont dans les yeux de celui qui regarde. »)

En juillet 2016, alors que le projet de loi française « Égalité et Citoyenneté »1 était en cours de discussion dans les instances nationales, le ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation et le Centre international d’études pédagogues (CIEP) ont décidé de s’appuyer sur le programme Erasmus+ pour répondre ensemble et avec les acteurs de l’enseignement supérieur français à un appel à projets sur les politiques européennes pilotées par le processus intergouvernemental de Bologne. Ce projet – EXTRAsup – vient de publier son dernier livrable, sous la forme d’un kit méthodologique pour accompagner la mise en place d’une démarche de changement et de garantie de la qualité autour de la reconnaissance des acquis extracurriculaires des étudiants dans les universités, écoles, etc. qui doivent, depuis le 27 janvier 2017, être en capacité de « valider, au titre de la formation suivie, des compétences, connaissances et aptitudes » acquises par les étudiants à l’occasion d’un engagement ou d’un emploi. C’est dans le cadre des travaux de ce projet que la ComUE Léonard de Vinci (universités de Poitiers et Limoges, école d’ingénieurs en aéronautique Isae-Ensma), en tant que membre du comité de pilotage du projet, a pu lancer, en lien avec la méthodologie d’EXTRAsup, l’expérimentation d’une telle démarche à travers les open badges à l’université.

Le principe d’une loi qui impose aux établissements d’enseignement supérieur de « valider des compétences, connaissances et aptitudes » pose d’emblée des enjeux très forts sur la manière d’aborder les open badges, qui n’ont pas vocation, a priori, à devenir des reconnaissances formelles ou des micro-certifications.

D’autre part, les politiques européennes insistent sur ce qui s’appelle « student-centered learning » et qui n’est malheureusement pas l’un des points forts de notre système français. Nous traduisions cette expression par « la formation centrée sur l’étudiant » (tout comme nous traduisons « lifelong learning » par « la formation tout au long de la vie »), mais, dans l’esprit, il s’agit bien plus de mettre l’étudiant ou l’étudiante au cœur de ses choix, de son parcours et de l’établissement lui-même (notamment sa gouvernance et le processus de prise de décision) – y compris de l’évaluation de son propre processus d’apprentissage. Il s’agit là d’un enjeu démocratique fort, qui continue à bouleverser nos systèmes centrés sur la formation académique, les connaissances (qui sont pensées en opposition à la notion de compétences), sur la gestion de publics nombreux et de parcours qui ne sont pas encore assez individualisés ; mais cet enjeu est exactement celui qui est porté par le mouvement « open » : de l’open education, à l’open data, open science et open badges… tous remettant l’individu, le citoyen, le bénéficiaire au centre de son écosystème.

Enfin, les travaux d’EXTRAsup mettent en exergue deux points d’alerte incontournables :

1 · La reconnaissance des acquis extracurriculaires (« extracurriculair learning outcomes ») devrait pouvoir être un « booster » d’employabilité des étudiants – or ce n’est pas le cas, voire même c’est le contraire qui est observé, les employeurs étant méfiants de tout engagement (autre que dans le parcours académique), notamment s’il indique, de leur point de vue, une tendance à la dispersion, à ne pas prioriser son travail ; l’engagement en tant que leader semble même être une pénalité en termes de carrière pour les étudiants, observe la recherche de Guy Tchibozo2 ;

2 · La qualité du processus de reconnaissance des compétences acquises n’est pas garantie, ce qui n’incite pas non plus les employeurs à prendre réellement en compte ce qui a été acquis dans des milieux non-formels. La notion d’apprentissage tout au long de la vie, d’allers-retours constants entre le cursus ou le monde professionnel et les activités extra-scolaires/académiques/professionnelles, entre les lieux et modes d’apprentissage informels, non-formels et formels n’est pas suffisamment développée pour que chaque contexte d’apprentissage (comme le milieu associatif dans le cas de l’engagement étudiant) soit en mesure d’identifier/de qualifier/de mobiliser/de savoir évaluer les compétences présentes, acquises ou mises en jeu.

Au vu de ce contexte rapidement brossé, les open badges nous ont semblé parfaitement répondre au cas des acquis extracurriculaires des étudiantes et étudiants, raison pour laquelle ils font partie des fiches « Inspiration » du kit EXTRAsup (Fiche 8 : « Des badges numériques pour rendre visible la compétence ».) Raison pour laquelle, également, nous avons lancé la démarche avec l’université de Limoges, autour de l’engagement étudiant, dans le périmètre des activités sportives (non diplômantes et non professionnalisantes) dans un premier temps. Nous en sommes aujourd’hui à la deuxième vague de réunions de consensus avec l’écosystème local des acteurs du sport, pour s’accorder sur nos capacités respectives à identifier les compétences qui nous semblent compter pour le monde du travail et identifier la capacité des associations à mettre en place des activités pour mesurer les progrès et évaluer ces compétences. C’est un processus long mais qui doit impérativement répondre aux deux points d’alerte précédents : déboulonner les préjugés des employeurs et garantir la qualité des compétences en co-construisant un écosystème qui se parle et se comprend, dont les travaux répondent aux critères de qualité de l’enseignement supérieur (car les universités sont évaluées par des agences indépendantes et leurs diplômes doivent répondre à des standards européens) et dont les référentiels de compétences sont partagés et transparents pour tous.

Pourquoi les open badges permettent-ils d’aborder les questions de qualité et de confiance, d’acquis extracurriculaires et de leur évaluation effective, et de compétences qui n’ont pas vocation à être certifiées ?

Parce que les badges ne sont pas pré-remplis et donc permettent de faire du « sur-mesure » au sein d’un écosystème local qui peut ainsi co-construire une compréhension partagée des activités, des compétences (et surtout du sens que chacun donne aux mots utilisés) et de leur mise en œuvre ;

Parce que « nourrir » le badge et l’enrichir est une action collective, qui comprend le bénéficiaire et toutes les parties prenantes qui ont un intérêt dans la démarche de reconnaissance des individus, de leurs activités et de leur structure ;

Parce que le badge est délivré à titre privé ou rendu public : il peut alors devenir un outil de l’accompagnement personnel et professionnel des étudiants qui, grâce à cet outil, apprennent à parler de leurs compétences, et à en faire un levier en entretien d’embauche, en déjouant les biais des employeurs décrits par les travaux de Guy Tchibozo ;

Parce que mettre l’écosystème autour de la table pour créer un badge équivaut à basculer collectivement vers « l’approche programme », la réflexion systémique qui doit permettre de penser l’acquisition transversale de compétences dans un cursus de formation, hors des silos (cours, lieux, temps) que nous connaissons bien, et de décloisonner l’apprentissage pour parler de « reconnaissance ouverte » ;

Parce qu’il peut, comme l’a développé le passeport de badges du secteur humanitaire hpass3, permettre de construire un référentiel commun pour un écosystème ou une région donnés ;

Parce qu’il rend tangible, grâce à l’endossement, les relations de confiance qui peuvent, dans un premier temps ou en parallèle, faire l’objet d’une contractualisation et il permet de lâcher prise en répartissant la confiance entre chaque partie prenante du badge : l’étudiant doit savoir ce qui est derrière le badge, les objectifs, les attendus et leur évaluation ainsi que la marche à suivre s’il souhaite une reconnaissance ; le milieu associatif doit pouvoir mettre en place les activités d’acquisition ou d’évaluation sur les compétences qui sont importantes pour lui et son activité ; l’université doit pouvoir, pour des compétences qu’elle estime importantes ou qui entrent dans le Supplément au diplôme (la description des acquis d’apprentissage visés dans chacun de ses diplômes), reconnaître formellement (ECTS, points bonus, etc.) puis valider (attester que ces compétences intègrent le diplôme bien qu’acquises à l’extérieur).

Parce que la problématique de la reconnaissance des compétences extracurriculaires n’est pas un élément isolé des politiques d’enseignement supérieur, mais bien l’un des éléments constitutifs de l’Espace européen de l’enseignement supérieur (European Higher Education Area), les open badges ont tout intérêt à être utilisés comme des objets facilitateurs de la recherche du consensus, comme une aide à la construction d’un écosystème et d’une démarche qualité. Chaque badge devient donc le marqueur d’une collaboration (création, demande, émission et endossement de badges), il devient son propre référentiel de compétences, partagé par les parties prenantes impliquées dans son workflow ; il rend ce référentiel visible sur la cartographie locale des compétences. Dans ce contexte, rien ne devrait empêcher la délivrance en nombre de reconnaissance, pour tous les étudiants qui la demandent et toutes les structures qui mobilisent et évaluent les compétences. Il permet à la fois d’industrialiser la reconnaissance des compétences pour un grand nombre d’étudiants, tout en l’ancrant dans un contexte donné, un écosystème au périmètre connu, des compétences dont la valeur est reconnue car partagée.

En revanche, tout comme dans le Conte chaud et doux des chaudoudous de Claude Steiner, qu’aime à citer Claire Héber-Suffrin, les badges sont de merveilleux outils de la reconnaissance dans des milieux qui s’accordent sur le besoin et l’importance de reconnaître. Si le badge devient une denrée rare, que l’on ne peut (tout de même) pas donner à chacun, on passe à côté de la philosophie de la reconnaissance :

« Être reconnu (individuellement ou comme collectif), comprendre ce besoin de reconnaissance, cela entraîne, me semble-t-il, une exigence éthique et une responsabilité citoyenne : inventer, essayer, diversifier, multiplier… les raisons, les formes et les objets de reconnaissances Comme le montre le joli conte des chaudoudoux, il s’agit de créer une société de l’abondance en termes de reconnaissances : les signes pourraient en être “sans limites”. » Claire Herber-Suffrin, 2014.

  1. Loi n° 2017-86 du 27 janvier 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté. (lien)
  2. Guy Tchibozo. « Vie étudiante et transition éducation – travail ». L’Orientation Scolaire et Professionnelle, INETOP, 2005.
  3. HPass est une initiative focalisée sur le développement professionnel dans le secteur de l’humanitaire. https://hpass.org/

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