À partir de ses travaux sur l’articulation entre organisation de la recherche et politique culturelle de la science, Andrée Bergeron analyse l’évolution des rapports entre culture scientifique et territoires.
La science a-t-elle toujours eu pour objectif de s’inscrire dans le territoire ?
D’un point de vue méthodologique, je ne peux pas répondre en termes d’objectifs. Ce que je fais, c’est regarder comment les choses se sont passées. Je ne peux donc pas parler en termes d’objectifs généraux qui seraient ceux de la science. Éventuellement ceux de groupes d’acteurs donnés à un moment donné. Par contre, je peux dire que les sciences sont depuis toujours localisées dans leurs pratiques : les laboratoires, les sociétés savantes, les sociétés d’amateurs ne sont pas hors sol !
Et la culture scientifique ?
Ce que l’on appelle « culture scientifique », c’est quelque chose qui apparaît entre le milieu des années 1970 et le début des années 1980, avec durant toute une période un flou sémantique qui n’est pas anodin. La Casemate à Grenoble, qui est le premier centre de sciences de ce type (qui donnera plus tard les CCSTI) se présente comme un « Centre culturel scientifique ». Un « Centre culturel scientifique », on voit très bien ce que c’est : un centre culturel spécialisé dans les thématiques scientifiques ; parler de « centre de culture scientifique » comme on le fera par la suite pointe vers autre chose : dans ce cas là c’est la « culture » qui se voit qualifiée, singularisée.
Les CCSTI vont émerger au début des années 1980, après le colloque Chevènement. En effet, dans son discours de clôture, le ministre affirme sa volonté de développer des outils de diffusion des sciences sous la forme d’un réseau de centres de sciences dont le futur Musée des sciences et des techniques serait le vaisseau amiral ; par là-même il donne un cadre à suivre à l’administration. Petit à petit, on va commencer à parler de « culture scientifique » au sens où on l’entend maintenant, un champ d’activité professionnel qui assure le même type de fonctions complexes que la vulgarisation, mais sous une forme en phase avec son temps. Il reste que c’est un anachronisme de parler, dans ce sens, de culture scientifique avant cette période là.
Comment analyseriez-vous la volonté actuelle d’inscrire la culture scientifique dans les territoires ?
La volonté actuelle d’inscrire la science dans les territoires serait plutôt, il me semble, celle d’une réinscription mais qui change dans ses formes comme dans ses objectifs. C’est comme pour le terme « culture scientifique » : si on prend de nouveau comme point de comparaison les années 1980, on ne parlait pas de territoires, on parlait de régions.
Le contexte était celui de la décentralisation alors qu’à l’heure actuelle, on assiste à une déconcentration. C’est un écueil auquel nous sommes confrontés quand nous sommes dans l’activité professionnelle : l’anachronisme. Quand nous sommes dans l’action, pour des raisons d’efficacité nous avons parfois tendance à naturaliser les éléments qui nous permettent d’agir, à croire que tout a toujours été comme ça.
On ne parlait pas de territoires il y a 30 ans. Si on utilise majoritairement ce mot maintenant, c’est sans doute qu’il s’agit d’une désignation bien adaptée à la conception de la recherche qui prévaut aujourd’hui, celle que l’on souhaite construire autour de pôles de compétence, de PRES, d’universités autonomes et qui met l’accent sur l’innovation.
Selon vous, les années 1970 ont marqué une accélération dans ce rapport sciences/régions ?
Il y a eu plusieurs événements concomitants. Dans les années 1960 et 1970, il y a eu les actions liées à l’éducation populaire, aux clubs de jeunes, qui étaient des mouvements centralisés nationalement mais présents un peu partout. Ensuite, du côté des institutions culturelles, le développement des Maisons de la Culture a aussi eu un rôle important. Conformément à l’idée d’André Malraux, les Maisons de la Culture sont d’emblée poly-thématiques. La culture est considérée comme un tout et, en pratique, dans de nombreuses Maisons de la Culture il existe un secteur sciences. Les Maisons de la Culture sont, par leur fonction, des acteurs locaux. Leur moyen d’action privilégié est l’action culturelle, dans tous les domaines, ce qui inclut les questions scientifiques. Et c’est ce que l’on a appelé « action culturelle scientifique » et que le GLACS a représenté. L’action culturelle scientifique se développe donc avec un fort ancrage local.
Le début des années 1980 correspond quant à lui à une alternance politique majeure. Deux éléments se télescopent : d’une part, la volonté politique forte de développer la recherche et, d’autre part, la mise en place de la décentralisation qui était un point important du Programme Commun. Pour un pays extrêmement centralisé comme la France, c’est un événement majeur ! Toute une série de réflexions va alors avoir lieu dans différentes instances en région sur la question du développement culturel de manière générale – et là encore ces réflexions incluent la culture scientifique. De tout ceci sort une interprétation très locale de la culture scientifique.
Quelles formes peut prendre cette traduction locale ?
Dans chaque région, on va vouloir mettre en avant les points forts, les traditions, ce que l’on pense être constitutif de l’identité du lieu et les besoins que l’on identifie. Ce que l’on considère comme la culture liée aux sciences dans cet endroit-là va ainsi trouver, dans les thématiques comme dans les formes, une traduction locale. On part d’une sorte d’inventaire de l’existant, qui va mêler aussi bien la défense des langues régionales, que l’industrie mécanique par exemple du côté de Belfort Montbéliard. Il y a un lien à ce moment-là entre décentralisation et développement de la culture scientifique : les réflexions se font dans les mêmes lieux, les mêmes temps, même si ensuite les acteurs se spécialisent.
Le développement de la culture scientifique dans les régions, c’est à la fois une volonté politique et une action militante ?
Disons plutôt que l’on assiste à des convergences d’actions et des convergences d’intérêts. Il y a par exemple une forme de militantisme de la part de personnes, souvent des scientifiques, déjà engagées dans des actions de toutes sortes (action culturelle scientifique, réflexions sciences-société, critique de science, etc.) qui sont insérées localement (dans une université, dans des centres de recherche), qui ont des contacts, des collègues avec lesquels ils partagent des réflexions, des souhaits, etc…
Bien sûr ces personnes agissent d’abord localement, dans le sens où elles développent des choses là où elles travaillent même si nombreux sont ceux qui participent par ailleurs à des réseaux nationaux. Il se trouve que tout ceci se déroule à un moment où, sous l’effet de la décentralisation, les régions vont prendre du poids et pouvoir éventuellement soutenir voire inciter de telles actions.
En même temps, il y a une volonté politique à l’œuvre, celle du ministère de la Recherche qui est de faire, de ce que l’on appelle alors la recherche et le développement technologique, un enjeu prioritaire. C’est bien ce que dit en janvier 1982 Patrick Poivre d’Arvor au journal télévisé le jour de l’ouverture du colloque Chevènement : « la recherche est désormais devenue un phénomène politique ». Et il s’agit de donner un versant public, de rendre visible cette action, d’emporter l’adhésion du public.
Ainsi, à ce moment-là, les préoccupations de ces militants (dans l’éducation populaire, dans les mouvements critiques de science, dans l’action culturelle,…) vont rencontrer l’intérêt du ministère de la Recherche, en tant que structure administrative. Cet intérêt prendra la forme très tangible d’un soutien financier que les acteurs locaux avaient longtemps cherché et jusqu’ici parcimonieusement trouvé.
Et à ce moment-là, des outils sont développés pour la diffusion de la culture scientifique dans les régions. Est-ce pour vous le moment de l’émergence de nouveaux modes de médiation ?
On ne peut pas faire comme si rien n’existait jusque là. Bien au contraire, il existe déjà toute une gamme d’outils : les clubs de jeunes, les actions développées dans le cadre de l’action culturelle scientifique, comme « Physique dans la rue » ou dans l’éducation populaire, etc. Mais lorsqu’il s’agit de développer de nouvelles actions, chacun invente en fonction du contexte dans lequel il est inscrit, de ses réseaux, qu’ils soient scientifiques ou militants. Par exemple, le tournant des années 1980, c’est aussi le moment où des groupes de réflexion sur la science se mettent en place un peu partout. C’est le cas à Strasbourg, à Marseille, à Bordeaux…
Ce sont souvent les mêmes personnes que l’on retrouve dans le mouvement des CCSTI, elles se sont déjà questionnées sur la science et son rapport aux publics et vont s’appuyer sur les forces qu’elles ont localement. Les choix seront donc différents d’un lieu à un autre.
Par exemple sur la question d’un « lieu à soi » : il y a ceux qui veulent avoir un lieu d’exposition, et d’autres, comme par exemple la Fondation 93, qui ne cherchent pas à en avoir un – en Région parisienne, ce n’est pas ça qui manque. Ils vont donc inventer autre chose, en fonction d’un contexte et de leur analyse. Le développement de malles pédagogiques s’est fait dans ces premiers temps, au début des années 1990, et c’est devenu un point fort de la Fondation 93.
Après, je ne pense pas que la volonté « d’irriguer les territoires » comme on dit maintenant préexiste, la question ne se pose pas comme ça. Elle se pose maintenant comme ça, parce que l’organisation actuelle de la recherche met en avant les territoires.
Aujourd’hui, avec la mise en place d’actions de sciences participatives, les muséums réinvestissent les territoires. Les inventaires de la biodiversité, en milieu urbain comme en milieu rural, permettent à leurs publics de sortir des murs.
Mais les muséums ont toujours été présents dans les « territoires », ils ont toujours eu un statut local, car ils dépendent des collectivités territoriales. Le participatif, c’est une injonction contemporaine. On assiste aujourd’hui à un appel au participatif qui émane aussi bien des directives européennes que nationales, et les les muséums le traduisent à leur manière. De la même façon des appels à projets de recherche mettent en avant le participatif et les muséums jouent leur rôle dans cette histoire.
La mise en place de programmes de recherche induit les pratiques ?
Non, c’est un mouvement général dans les sciences. Aujourd’hui, nous vivons une période où ce que les Anglais appellent Public engagement with science, est mis en avant. Et les muséums, comme institutions scientifiques, n’y échappent pas. Parallèlement, il y a un regain d’intérêt pour la biodiversité, donc pour l’inventaire des richesses botaniques ou de la faune. C’est plutôt une rencontre, une convergence entre des contextes. Le contexte de la recherche, du rapport aux sciences change, donc les institutions muséales changent. Et les institutions muséales elles-mêmes concourent à faire changer la perception des sciences.
La question des territoires dans la culture scientifique est arrivée en même temps que le développement des PRES et des pôles de compétitivité, vous verriez donc un lien étroit entre les deux ?
Les acteurs de la CSTI sont obligés de s’inscrire dans ces réformes, car leurs financements viennent de là et parce que c’est le paysage dans lequel ils travaillent. Ce sont des injonctions qui leur sont faites aussi bien au plan européen qu’au plan national.
Depuis trois ans, au plan national, dans le cadre des Investissements d’avenir, plusieurs projets, dont l’ambition est de réduire la distance géographique et sociale entre les publics et les lieux de production du savoir et de médiation scientifique, ont émergé.
Cela me fait penser à ce qui se passe dans les années 1980, où tout d’un coup, suite à ce regain d’intérêt politique pour la recherche, le ministre décide de développer la diffusion des résultats de la recherche dans le public. Des possibilités très matérielles, en termes de financements, sont ouvertes et un ensemble de projets a pu naître. Trente ans plus tard, il est possible de faire le parallélisme, entre une volonté de développer un certain type d’actions, un appel à idées, la mise à disposition de fonds en conséquence et, ce qui n’a rien d’étonnant, l’arrivée de projets.
Aujourd’hui, dans le cadre de l’appel à projets « Développement de la culture scientifique, technique et industrielle et égalité des chances », des projets naissent de la même manière. La question est de savoir ce que ceux-ci deviendront sur un long terme. Est-ce que ce qui va être fait va répondre aux critères de l’appel d’offre, va aller dans le sens qu’on dit vouloir suivre ? Et au-delà est-ce que les objectifs poursuivis vont être atteints ? Il est beaucoup trop tôt pour répondre.
Le rapport au territoire est souvent mis en avant.
Parce qu’il est dans l’appel d’offre. Pourquoi met-on en avant cette relation aux territoires ? Parce qu’une recherche ancrée localement est en train de se développer, avec une distribution des spécificités selon les régions. Avec tout ce qui s’appelle pôles de compétitivité, pôles d’excellence. Dans une telle logique, il n’est pas étonnant que l’on demande à des projets d’être en lien avec ce qui se fait localement. Nous ne sommes pas dans la conception d’une recherche qui serait partout et universaliste, mais d’une recherche où l’accent est mis sur l’innovation et qui tend à se spécialiser géographiquement.