Le monde de la culture a payé un lourd tribut à la crise. Les enquêtes de l’ICOM l’ont montré : dans le monde, 13 % des musées ne rouvriront pas. Pour beaucoup de « professionnels de la culture », en particulier des musées et des centres de culture scientifique, la crise de la Covid-19 restera une période d’intenses interrogations, de craintes mais aussi d’espoirs et d’innovations, notamment dans le numérique et les modes de travail.
Aujourd’hui, la situation est contrastée, certains musées ont retrouvé leur fréquentation : Sylvie Ramond, directrice du musée des beaux-arts de Lyon, témoigne que, depuis cet été, ses chiffres de fréquentation sont bons, meilleurs que ceux d’avant la crise (Le Monde) ; En 2019, 25 % des visiteurs venaient de l’étranger…ils ne sont plus que 8 % mais ils ont été remplacés par un public régional et national. « Frustrés de culture pendant des mois de fermeture, les publics semblent avides de revenir »… Mais l’étude du ministère de la culture concernant l’impact de la crise sanitaire sur les pratiques culturelles des français remet les pendules à l’heure : près d’un tiers d’entre eux ne compte pas renouer avec leurs pratiques culturelles autant qu’avant. « Le numérique est de plus en plus privilégié par les moins de 35 ans, comme terrain d’exploration des œuvres ; le télétravail, l’aléa climatique, la question économique, la migration en dehors des grandes métropoles des CSP +… La culture a de sacrés défis à relever » (Olivier Milot, Télérama, 3/11/21)
Pour nous tous, acteurs des musées et des centres de culture scientifique, déjà avant la crise, la question d’un modèle alternatif se posait. Le système productiviste avait eu pour effet de « saturer l’offre dans une logique purement événementielle. La crise a montré combien les institutions étaient fragiles, dans leur économie mais aussi dans l’idée de permanence qui les sous-tend », dit encore Sylvie Ramond. Un des défis est de conforter cette permanence.
Beaucoup se souviennent, et se souviendront sans doute longtemps, qu’au plus fort de la crise sanitaire la culture a été considérée comme une activité « non essentielle », au plus haut niveau. Bien sûr, il faut rappeler le contexte : prolifération du virus à son sommet, pas encore de vaccin… l’urgence était d’éviter tout contact inutile : la question pour les gouvernants, ici comme dans tous les autres pays, de ce qu’il était possible d’ouvrir aux publics, était une décision difficile, étayée par peu de connaissances avérées, un choix forcément très politique. Il ne s’agit pas ici de le nier.
Mais l’Amcsti vient à propos nous le rappeler, en donnant à son congrès 2021 le titre ; « Essentiels / Essentielles » : on a dit, un jour, en France, que la culture n’était pas essentielle et décidé de pas ouvrir les lieux de culture alors même qu’on rouvrait les lieux de culte et les temples de la consommation – grands magasins et supermarchés. Comment les professionnels de la culture auraient-ils pu ne pas s’emparer de ce paradoxe, dans le pays le plus fier de sa laïcité et de son service public ?
Peut-être certains d’entre vous se souviennent-ils de la conférence de presse du Premier Ministre le 15 décembre 2020, à 18h ? Depuis des semaines, les professionnels travaillaient sans relâche leur « plan de reprise d’activité », bouclaient les expositions de réouvertures dotées de dispositifs sanitaires inédits, de parcours sécurisés, de système de pré-réservations, de distributeurs de gel, de consignes de contrôle… Ils guettaient le « signal d’ouverture aux publics ». Lorsqu’est apparu à l’écran le chef du gouvernement, il n’a pas fallu longtemps pour comprendre que l’absence de la ministre de tutelle signifiait que la culture ne serait pas de la partie…
Déception, mais surtout sentiment d’un malentendu, d’une perception idéalisée des musées et des structures de culture scientifique comme des lieux d’affluence intense : dans la réalité, 80 % sont en région, drainent une fréquentation locale d’amplitude modérée, souvent 50 visiteurs dans une journée est une bonne moyenne, loin des « clusters » et des foules des grandes expositions parisiennes… Ce à quoi invitait ce discours, au-delà d’un mot malheureux, c’était à faire reconnaître de la diversité, la pluralité du paysage muséal. À partir de là, le choc fut salutaire : les association de professionnels se sont concertées pour demander audience à la ministre, non pour « revendiquer » la réouverture, mais pour se présenter : il y a 3000 musées en France, certains très petits, d’autres très grands, de divers statuts, publics et privés, dans tous les domaines, l’art bien sûr, mais aussi les sciences, l’histoire, l’histoire naturelle… 1224 ont l’appellation musées de France et ceux-là ont été d’emblée protégés par le « quoiqu’il en coûte », mais les autres ? il nous appartenait de le dire, et nous avons été écoutés. Il nous appartenait aussi de faire connaître leur situation réelle au cœur de la crise : nous avons enquêté. Nous avons entamé le dialogue, avec des rendez-vous réguliers ouverts à tous les professionnels en visioconférence. Dès l’été, nous avions une vision nourrie de la situation, car près de 200 structures avaient répondu aux enquêtes conjointes d’ICOM France, de l’Amcsti, de la Fems, de la Conférence des Muséums. Et à l’international, via le réseau d’ICOM, les 27 pays européens et Israël ont communiqué leurs données, mis en partage leurs protocoles sanitaires, échangé sur leurs situations – qui ouvert et qui fermé (50/50) – comparé les dialogues avec leurs gouvernements respectifs, diffusé les résultats de recherche sur les risques objectifs des musées, avec parfois des enquêtes pointues – comme en Allemagne, sur la circulation des particules de salive dans les musées…
Pas essentiels mais bien vivants, les acteurs culturels se sont fait entendre. D’une voix incontestable aussi, au cours de l’autre crise de la planète, celle du climat. Sa violence au cours de l’été 2021 a ramené la culture sur le devant de la scène. Car, invité à ROME à la réunion des ministres de la culture préparatoire au G30 (seules deux organisations non gouvernementales l’étaient), l’ICOM, par la voix de son président, a convaincu l’assemblée des ministres : « les institutions muséales sont parmi les plus crédibles au monde » et son propos est repris dans la déclaration finale.
Oui, nous sommes crédibles. Quand les publics nous visitent, ils prennent du plaisir, soyons-en fiers. Mais nous savons aussi qu’ils croient ce qu’on leur dit et cela nous oblige. Nous avons le devoir essentiel d’être exemplaires dans nos pratiques et d’apporter des informations validées à nos visiteurs. Aujourd’hui, parce que nous sommes parmi les lieux les plus crédibles, nous incombe la responsabilité de nous saisir des sujets essentiels pour l’avenir sanitaire et environnemental de la planète.
Ce jour où j’écris se tient la 48e conférence annuelle du CIMUSET, le comité international des musées et centres de science et technique. Son thème « Musées et préoccupations environnementales, nouvelles approches » est au cœur de l’actualité et le président Cherki Dahmali l’a rappelé : « Les musées scientifiques et techniques non seulement peuvent, mais ils doivent s’impliquer ».
Nous le faisons, vous tous le faites : pendant l’été, nous avons questionné les 5600 membres d’ICOM France, l’Amcsti bien sûr au premier plan, sur leurs actions en matière de développement durable. Beaucoup d’initiatives sont en place, mais le constat est celui d’un foisonnement voire d’une dispersion. Le besoin est d’échanger, partager, expertiser, évaluer l’efficacité des mesures prises spontanément et capitaliser sur toutes les expériences. Pour cela, nous avons rassemblé une vingtaine de volontaires pour un recensement de bonnes pratiques, afin notamment de se tourner vers les instances publiques pour avoir des outils collectifs. Être un acteur-clé du lien social aujourd’hui, c’est pouvoir agir sur ce qui contribue à faire que notre société soit durable, socialement, économiquement, sanitairement.
Lorsqu’en septembre, pour la première fois après des mois de distanciel, après un été d’incendies, d’inondations et de conflits dévastateurs, notre assemblée générale d’ICOM France s’est ouverte sur une interrogation : pour continuer d’être crédibles, « de quelle politique culturelle les musées ont-ils besoin ? ». D’argent, bien sûr. Mais pas seulement. De confiance dans leur capacité à être des acteurs à part entière du développement durable.
Juliette Raoul-Duval, présidente d’ICOM France
1 Alberto Garlandini, Président d’ICOM. Déclaration commune des ministres du G20 à Rome, août 2021