La révolution du web 3.0 et du crowdsourcing permet aux citoyens de participer à la recherche par le biais de la contribution, qui permet, de façon encadrée, d’obtenir des données en échange de la montée en compétences du participant.
Pour autant, le citoyen n’est-il qu’un « moyen » pour atteindre les objectifs assignés par nos missions scientifiques ou peut-il être au cœur d’un projet contributif centré sur sa propre expertise ?
À travers l’exemple du lancement de la communauté contributive « Nature Isère », nous vous proposons quelques pistes de réflexion avant de vous lancer dans l’aventure de la participation citoyenne dans la production des savoirs.
Petit rappel historique
L’association des citoyens et du monde muséal n’est pas une nouveauté : la « muséologie nouvelle et l’expérimentation sociale », portée par le musée dauphinois sous la direction de Jean Guibal, a défini le musée comme agissant au cœur d’une « relation tripartite […] entre les partenaires sociaux […], des représentants de la communauté scientifique […] et l’équipe du musée. Chacune de ces relations produit de nouveaux documents, des objets […] contribuant à l’enrichissement des collections et […] du patrimoine »1. Le musée y est lieu de ressources d’un territoire et de sa « communauté » agissante, œuvre d’un collectif, renvoyant une image où la culture est un bien élémentaire sur lequel le citoyen peut s’investir, et ce dans une relation d’agilité, d’humilité de la part du musée qui repousse alors toute tentative d’instrumentalisation de l’action citoyenne2. Le musée agit alors à égalité avec les citoyens, identifiant sa propre représentation du monde pour en construire une commune. Il s’agit ici d’associer les citoyens aux missions habituelles du musée. Une aventure symbolique qui permet notamment de co-construire et co-diffuser la connaissance.
La nécessité, pour la communauté scientifique, de réunir les éléments de connaissance dans des outils globalisés pousse donc les acteurs à créer des espaces numériques de partage de data tels le Système mondial d’information sur la biodiversité (GBIF), le Système d’information sur la nature et les paysages (SINP) pour la connaissance du monde naturel.
En parallèle, la révolution du web 3.0 et du crowdsourcing va permettre à de nombreux citoyens de participer à divers programmes de production comme les « Herbonautes » ou « Vigie nature » (Muséum national d’Histoire naturelle), démontrant leur intérêt pour ce type de programme au service de la recherche et du monde culturel.
Enfin, la montée en puissance des amateurs3 interroge la communauté des experts… Le « sacre de l’amateur », comme l’écrit Patrice Flichy, est un phénomène en plein essor.
Il résulte de la combinaison à la fois de l’appropriation des outils numériques, de la défiance d’une partie de la population vis-à-vis des experts et d’une forme d’individualisme qui pousse certains à publier leurs propres connaissances. Cette nouvelle dimension rend perplexe une partie du monde scientifique et culturel ; c’est pourtant aussi le signe d’une belle vitalité démocratique. En effet, l’accès à la connaissance de manière libre et gratuite bouge les lignes : il n’y a pas d’un côté les savants et de l’autre les « ramasseurs d’information » mais bien une construction commune de la science et de ses savoir-faire au cœur d’une nouvelle communauté de la connaissance, plus protéiforme et mouvante.
En somme, il faut juste garder à l’esprit que la production amateure vise l’apprentissage, le cheminement, plutôt que le contenu lui-même, à l’inverse de la communauté experte qui vise à consolider sans cesse l’information. Une raison de plus pour collaborer avec les citoyens pour produire des contenus qui « parlent » à tous.
Ainsi, à l’aune des réflexions de nos prédécesseurs sur la muséologie nouvelle, nous souhaitions dépasser la seule conception « utilitaire » de la contribution citoyenne pour développer une communauté qui avancerait autour de la connaissance du monde naturel. Il s’agissait bien sûr de partager de « manière classique » (répartitions d’espèces, biologie…) mais aussi de créer des ponts entre les différentes communautés d’usagers du monde naturel.
Un brassage des acteurs unique à ce jour, les projets étant habituellement construits par des naturalistes pour des naturalistes…
Création de nature-isere.fr
En Isère, le Schéma départemental des espaces naturels sensibles prévoyait depuis 2008 de développer la connaissance des espèces et des milieux naturels mais le projet achoppait, par manque de données d’observation locales et en raison de l’absence d’un coordinateur capable de réunir les différents « courants » producteurs de connaissance.
Pour le premier point, c’est le réseau faune-isere.org4 qui a été investi par de nombreux producteurs de données ; il réunit aujourd’hui plus de deux millions de données en lien avec l’application naturaliste Biolovision.
Destiné aux naturalistes aguerris et connoté « protection de l’environnement », le réseau n’arrivait toutefois pas à faire consensus et à mobiliser l’ensemble des citoyens.
Le Muséum de Grenoble a donc proposé en 2013 de créer et d’animer avec tous les acteurs une communauté et un espace éditorial contributif ouvert, en s’appuyant sur une plateforme de données existantes et le réseau extrêmement dynamique et varié des acteurs isérois. Trois années de discussion ont été nécessaires pour la validation du cahier des charges par l’ensemble des relais pressentis (institutions, associations, collectifs numériques, enseignants, chercheurs, professionnels…). Après un appel d’offre mené avec l’ensemble du réseau, le nouvel espace social dédié à la nature en Isère « Nature Isère » a vu le jour le 1er juin 2016. Totalement gratuit, il permet désormais aux citoyens de tous horizons d’échanger des savoirs et des savoir-faire.
Une « première marche » vers d’autres communautés plus spécialisées et donc plus « confidentielles ».
La production et la diffusion de la connaissance avec les citoyens
Avant de se lancer dans une telle aventure, voici quelques ponts de réflexion à aborder pour pouvoir mobiliser sans ambiguïté une équipe projet, des financeurs et enfin une communauté…
Produire des contenus valorisants sous peine de ne pas être partagés
Partant du constat que la culture constitue une part de notre identité et que nous aimons échanger sur nos pratiques culturelles, les contenus libérés par les muséums renforcent l’identité positive de ceux qui s’en emparent car ils sont considérés comme « valorisants »5, surtout s’ils sont produits par les citoyens eux-mêmes en partenariat avec l’institution muséale. Dégagés des logiques commerciales, ces contenus sont vus comme « authentiques » au regard des masses de contenus marketings diffusés sur Internet. C’est un point fort du partenariat « musées/citoyens » dans le partage de la connaissance.
Produire des contenus utiles à tous
La publication de contenus trop complexes donnent l’image d’un projet « élitiste » qui sera de fait « boudé », voire rejeté par une partie de la communauté numérique. Pour autant, il faut aussi être reconnu de la communauté des « experts », sous peine de voir le projet peu enrichi.
Plusieurs niveaux de contenus sont donc potentiellement à produire pour satisfaire l’ensemble des internautes ; la communauté sera donc constamment animée pour atteindre cette diversité. Sur nature-isere.fr, quatre degrés de contenus sont produits, du plus vulgarisé au plus engagé.
Co-produire… Mais dans le respect de son identité propre
La mutualisation des ressources économiques et intellectuelles, liée à de tels projets, ne peut se faire que si la mutualisation « morale » des acteurs la précède, sous la houlette d’un animateur reconnu de tous. Les muséums ont été historiquement animateurs de nombreux réseaux de connaissances naturalistes ; ils bénéficient par ailleurs d’une image positive double : pérennité comme les services d’archives et neutralité du service public. Ils sont donc à même de mener de telles « agrégations » d’intérêts divergents, et ce, dans le respect de l’identité de chacun allant jusqu’à la contribution citoyenne.
Animer une communauté : comment ne pas se « noyer »
L’animation d’une communauté impose à son « community manager » voire à une équipe de s’exposer. Pour éviter de tomber dans le « viral », ce bruit permanent des réseaux sociaux, il faut confier une mission générale aux contributeurs6 sans viser à les faire entrer dans des « cases » : sur Nature Isère, c’est le partage des connaissances sur la nature en Isère qui est la mission. Ce type de projet sera intégré dans une réflexion plus large sur la place des citoyens au cœur de l’institution.
La propriété intellectuelle des contenus produits
Les conditions générales d’utilisation sont à préciser en amont. La communauté doit être libérée de toute contrainte sur ces questions sachant que le droit d’auteur français est un des plus protecteurs au monde sur la question de la paternité des contenus (droits patrimoniaux).
Conclusion
La rencontre du musée avec son public sur le nouvel espace social qu’est Internet n’est qu’un prolongement logique d’une tendance plus large : l’élargissement des compétences des institutions culturelles dans la diffusion des savoirs. Mais il s’agit ici de réinterroger une question plus large : quelle est la place des acteurs des CSTI au cœur de sociétés de plus en plus ouvertes où le citoyen veut exercer directement ses compétences, y compris en s’autoproclamant producteur de connaissances ?
Nous voyons pourtant dans la création de tels projets une opportunité : celle de réinvestir paradoxalement notre rôle de « troisième interlocuteur », en proposant aux citoyens des outils pour ce faire.
Neutres, pérennes, expertes de la vulgarisation scientifique comme du pilotage de projets culturels, les institutions culturelles doivent se proposer pour articuler des projets citoyens. Si cela demande parfois beaucoup d’énergie en amont pour réunir les acteurs dans la formalisation de cette ambition commune, le résultat n’en est que plus puissant, surtout lorsque les citoyens s’en emparent à la fin en leur nom.
Bibliographie
- Gauthier, C. « Quel rôle pour les muséums dans la production et la diffusion de la connaissance naturaliste à l’époque d’Internet ? », La Lettre de l’Ocim n°166, 2016, pp. 5-12.
- « Les publics in situ et en ligne. », Culture et Recherche n°134, Hiver 2016-2017.
- Flichy, P. « Le sacre de l’amateur : sociologie des passions à l’ère numérique », La république des idées, Seuil, 2010.
- Estermann, B. « Open data et crowdsourcing : un état des lieux du point de vue des musées », La Lettre de l’Ocim, n°162, 2015, pp. 41-46.
- Baert, J.-F. et al. « Quelles stratégies pour les musées sur internet ? », Actes de la 9è Journée de recherche sur le e-marketing, Paris, Université Panthéon Sorbonne, 2010.
- Besset, C. « L’usage des médias sociaux par les musées : potentiel et réalisations », Majeure Médias Art et Création, juin 2011.
- Walsh, P. « The Web and the unassailable voice », www.archimuse.com/mw97/speak/walsh.htm
- « 1986 – 1992 : L’héritage écomuséologique », www.musee-dauphinois.fr/1093-1986-1992-l-hritage-ecomuseologique.htm
- En effet, associer les citoyens est souvent assimilé à leur donner une place dans la production ou le financement du musée. Il est ici question de bien autre chose.
- Chicoineau, L. Intervention à l’Université Grenoble Alpes, 2016.
- Sous la houlette de la Ligue pour la Protection des Oiseaux de l’Isère.
- Claire Basset parle « d’estime de soi numérique » d’après Mehdizadeh, S. « Self-Presentation 2.0: Narcissism and Self-Esteem on Facebook, « Cyberpsychology », Behavior, and Social Networking, 2010, pp. 357-364.
- Sur la pérennisation de l’engagement des contributeurs : table ronde au congrès de l’Amcsti 2015, https://youtu.be/93gClICKzeg