Lieux numériques – Entre pratiques populaires et réappropriation des technologies ?

Science e(s)t engagement citoyen
Lieux numériques Entre pratiques populaires et réappropriation des technologies ?
© Julien et Mona de Ping

1è publication sur medium.com : Lieux numériques, entre pratiques populaires et réappropriation des technologies ?

Introduction d’un récit

Bricoleur culturel et autodidacte en montage de projets artistiques et associatifs, je participe au sein de la structure associative PiNG à l’exploration des sentiers « numériques » en ouvrant des « lieux » de pratique et de ré-appropriation des technologies où les questions « d’émancipation collective et de transformation sociale » traversent nos espaces.

Cet article, point d’étape d’une réflexion continue et partagée, propose de poser les bases d’un écrit collectif à partir de l’hypothèse suivante : plus « il y a de la technologie », plus nous avons besoin de lieux physiques favorisant une réelle appropriation sociale de ces technologies ? Est-ce suffisant ? Quels sont leurs retours d’expériences ? Comment nos explorations numériques viennent-elles interroger l’éducation populaire ? Comment partager ces questions avec les acteurs de l’intérêt général, de l’éducation, de la culture, des mouvements sociaux… ?

Partant d’échanges avec différents collaborateurs et amis, nourris par les recherches des uns et des autres, je présente ici une problématique sur les conditions d’appropriation des technologies en la complétant par un lexique en (dé)construction.

Cette méthode « contributive » sera utilisée tout au long de l’année pour augmenter ce texte initial via une publication en ligne et papier.

Il ne s’agit donc pas d’un constat définitif, figé et dogmatique mais d’un « pas de coté » brut, d’une méthode réflexive et d’un espace de croisement pour « se réapproprier les espaces de travail de la culture », pour cultiver de bonnes « formes d’intervention ».

Citons Benjamin Cadon de Labomédia, Jeff de Snalis44, Alain Giffard et Xavier F. du collectif Bureau d’études qui ont participé à ce laboratoire mix-d’idées, ainsi que d’autres contributeurs anonymes pour l’instant.

Problématiques à partager

À la question initiale de savoir si nos espaces de pratique participaient à une meilleure appropriation sociale des sciences, techniques et technologies numériques, nous avons répondu un « oui mais… ». Quatre interrogations sont alors apparues.

1. Pourquoi est-ce nécessaire de s’approprier les technologies ?

La vision du monde passe de plus en plus par le prisme du « numérique » et notre monde se transforme petit à petit en données binaires avec lesquelles nous sommes invités à interagir.

La théorie de l’information, Shannon1, la discrétisation du vivant, une forme de simplification par la transformation de l’analogique en tranches de 0 et de 1 induit une transformation de notre paysage intellectuel et imaginaire.

La suprématie d’une vision scientiste, la représentation du monde à travers la science et la technique, l’efficacité de la preuve par l’expérience, la technique (en) « marche » s’impose comme vision du monde au détriment d’une approche sensible et plus proche du fonctionnement de la nature.

D’un point de vue logique, la question de la possibilité de s’approprier les techniques est première par rapport à celle de la nécessité. Il faut de la médiation.

Ainsi, la technique sans médiation n’est qu’un aspect du grand « bluff technologique »2, une sorte de culture technique industrielle-consumériste-marketing, qui formate les usages et peut (doit) être combattue par une culture technique critique.

S’il est possible de s’approprier la technique donc, il est nécessaire de le faire parce que la technique tend à se greffer sur la totalité des relations humaines, et à être elle-même la relation de référence, structurante et centrale. Il faut donc délaisser la notion de technique-moyen pour celle d’une technique-relation humaine3.

S’approprier la technique, ce n’est pas adopter un moyen pour une finalité qui nous est propre ; c’est définir un sens à la relation, entre hommes et techniques : l’homme ne devant jamais être considéré comme un moyen par l’homme.

2. A qui profitent les lieux de… « médiation » ?

Dans quelle mesure à travers les lieux de médiation, sommes-nous des agents de promotion de ces objets techniques et méthodes ? De façon presque involontaire, nous sommes des facteurs de validation de ces progrès techniques, et ce malgré une posture critique. À travers les arts numériques notamment, nous sommes amenés à utiliser les « dernières technologies » et à en faire ainsi la promotion.

Les lieux de médiation sont donc des lieux de tension, de conflit entre des injonctions à l’innovation industrielle et des appels à un mouvement d’une culture critique. Ces lieux ne peuvent éviter (même placés sous le signe de la culture libre) d’être intégrés, à un degré ou à un autre, à l’économie de l’attention4. Dans le modèle du « double-sided market », façon Google, ils figurent sur le premier côté, parmi toutes sortes de têtes de gondole. Le conflit des attentions croise et renforce le conflit des cultures techniques.

Cela ne signifie pas que les lieux de médiation sont condamnés à être instrumentalisés. Le seul fait d’ouvrir la question de la culture technique constitue un début de résistance (voire de sagesse).

3. Comment et où produire des éléments de médiation vecteurs de transformation sociale ?

Tout en prenant en compte les éléments évoqués précédemment, il convient de faire œuvre de médiation pour aussi tenter de propager un esprit critique et distancié face à ces évolutions sociétales technologiques.

Si l’on ne veut pas connaître le même échec que la décentralisation culturelle (Fond régional d’art contemporain, scènes nationales dont le public est finalement cantonné à quelques catégories socio-professionnelles…), il convient de renouveler, réinventer nos modes d’intervention et de médiation.

Pour cela, il est nécessaire d’appréhender au plus près les évolutions des pratiques, notamment chez les jeunes, afin de situer un point de départ pertinent pour cet échange de connaissances, savoirs, savoir-faire et savoir-penser. Le principe de « lieu de médiation » pose question : le « lieu » constitue une base arrière, socle au développement structurel d’un projet, afin notamment de développer des formes d’intervention salariées ou bénévoles, et assurer ainsi une certaine stabilité au projet. Néanmoins, il constitue également un facteur de conservatisme : une certaine inertie face à de potentielles évolutions dans les modes d’intervention, au coeur des « formes de vie ».

Il pourrait s’agir d’articuler des modes d’interventions « hors les murs » et « dans les appareils » des gens, à partir de cette base « aka lieu physique », et donc penser cette action de médiation pour développer le sens critique, le libre arbitre, l’autonomie face aux technologies, au plus près des usagers. Il pourrait s’agir de « s’intercaler » dans la vie numérique des gens afin de donner à celle-ci plus de sens et de distance : on peut ainsi imaginer des moyens d’intervention mobiles qui se déplacent sur un territoire, au gré des interpellations et des besoins. Il pourrait également s’agir de développer des applications qui contribuent à ces souhaits et qui s’intercalent dans le processus informationnel quotidien afin de mieux le gérer, voire le contrôler.

En considérant le stade d’avancée de « l’économie de l’attention »5, il faut réussir à détourner, capter une partie de cette attention pour créer des zones d’échanges et de médiation. Pour ce faire, des démarches ludiques peuvent être déployées, tout en tentant d’esquiver les travers de la gamification de nos existences. Le hack, le canular, l’humour peuvent également être des leviers pour grignoter des bribes d’attention et opérer parfois à des changements d’échelle.

La palette des outils au service de la médiation critique vis-à-vis du numérique peut et doit donc s’étendre et se diversifier pour atteindre ses objectifs, dans un monde qui glisse pour l’instant de façon inexorable vers une emprise hégémonique de ces entités numériques sur nos quotidiens.

4. Comment objectiver nos limites ?

L’écart existant entre le discours produit par nos soins et la façon dont on est perçu de l’extérieur, implique de poser un point de vigilance entre nos actions internes et l’impact en dehors. Nous produisons des formats croisant innovation sociale et participation citoyenne qui se situent au sein de la ville et produisent certainement des artefacts ou des conséquences qu’on ne défend pas certainement par ailleurs. Dès lors, comment penser ou pensons-nous les dispositifs que nous mettons en place ? A quelle échelle pouvons-nous intervenir, quelles formes d’émergences se dissimulent dans nos activités ? Porter un regard objectif sur ce que produisent les langages définissant nos actions, étant emportés ou portant d’autres types de langages, eux-mêmes pris dans d’autres logiques. […]

Un lexique à construire

Revenir sur les termes qui nous définissent, nous encadrent et nous délimitent est peut-être un bon moyen de tisser des liens et des communs avec d’autres secteurs d’activités et acteurs. La sémantique décrivant les activités liées au numérique est en mouvement. Elle est souvent déterminée par les financeurs (pouvoir public, marché), mais aussi par ceux qui les activent (citoyens, acteurs) ou ceux qui les commentent (médias, réseaux sociaux). En voici, ci-après, un extrait.

Culture numérique commune

Dans un texte co-écrit avec Alain Giffard6 en 2014, nous nous interrogions sur « les lieux » où nous apprenons à comprendre ces technologies numériques, à les anticiper, à les détourner, à nous les approprier. Cette question des conditions nécessaires à cette appropriation n’est rien d’autre que la question de ce que nous avions nommé, pour définir un espace commun : la culture numérique.

En partant du postulat que la culture numérique est en mouvement, elle ne pré-existe pas à sa transmission, en insistant sur la dimension « pratiques, ateliers » ?

C’est-à-dire que les usages du public ne sont pas strictement déterminés par l’institution ou le marché. C’est cet écart entre une position de cible et une position active de sujet, qui révèle le projet d’appropriation culturelle.

Le point central de cette approche fut l’abandon de l’idée que la technologie pouvait, en se banalisant, diffuser par son mouvement propre les savoirs et savoir-faire nécessaires. Nous avons ainsi proposé des pistes de réflexion sous forme de « manifeste » qui s’articulait ainsi : nous prenons parti pour une culture numérique critique. Sans approche critique, pas de véritable formation à la culture numérique qui se réduit alors un discours d’accompagnement du marketing, à la préparation des consommateurs. Nous pensons que le développement de la culture numérique doit s’inscrire dans la perspective du renforcement des capacités des personnes et des collectifs, c’est-à-dire dans la perspective de la culture de soi. La culture numérique doit être réellement et largement démocratisée. Si nous récusons l’approche par le « rattrapage » et le seul « accès » aux technologies, nous restons fidèles à notre engagement initial de combattre les inégalités dans le domaine numérique et autres. En démocratie, la souveraineté du peuple devient une simple fiction si, face à un environnement qu’il ne comprend pas, qui le « dépasse », il ne peut acquérir l’autonomie suffisante pour comprendre les enjeux, identifier les problématiques et en fin de compte, s’étant approprié cet environnement, désirer exercer réellement son pouvoir. L’assujettissement du peuple à la technologie est une menace sur la démocratie. Nous préconisons d’associer culture numérique et culture du Libre, de construire la culture numérique comme un bien commun.

La construction et la transmission de la culture numérique nécessitent la mise en place d’une formation dans les cursus généraux de l’enseignement comme dans l’éducation populaire. Cet enseignement relève de la culture générale et ne peut être cantonné aux cursus scientifiques au sens étroit. Il faut également aménager des temps de débat sur la culture numérique afin d’activer l’appropriation sociale des technologies. Autrement dit, il faut faciliter l’appropriation de la culture numérique comme « contenu » et comme « problème ».

Technologie

De quoi parle la technologie : « On a recours à technologie, parce qu’elle a plus de dignité que technique, […] technologie est le nom de la technique dépossédée. Elle se fait hors de nous, sans nous » (J.-P. Seris en 19947).

La société des hommes est « médiatisée » par la technique. La technique n’est pas un simple régime de moyens, il peut être intéressant de se poser la question des techniques, des technologies, des sciences…

Comment une appropriation est-elle encore possible ? Qui programme, qui pilote ? […]

FabLab

Né aux Etats-Unis, ce concept réunit sous un label très simple un ensemble de points à respecter pour définir son atelier de pratique numérique comme étant un lieu où l’on peut, dans la mesure du possible, fabriquer, réparer et concevoir tout type de projet : un listing de machines, de logiciels et d’outils techniques mis à disposition. Depuis une dizaine d’années, les FabLabs cristallisent espérances et convoitises pour un renouveau d’un modèle industriel à cours de batterie de lithium.

Ce concept ré-active la notion d’atelier de pratiques, de production en petite série et locale. Comme si les clubs des bricoleurs des années 70, popularisés par le magazine Système D, étaient équipés d’Internet8.

« On peut noter que ces pratiques proposent un retour à la matière, au tangible, au manipulable au moment où les technologies semblent de plus en plus invisibles. Des lieux permettant de transformer la matière (produire, créer) où, pour cela, il y a transmission de savoirs et de pratiques, sont par essence pluridisciplinaires et croisent les domaines de l’agriculture, la cuisine, des transports, de l’énergie, de l’habitat, des arts et de l’artisanat. Formant une société d’ateliers en réseau ? »9

Le phénomène des makers, actuellement étudié par les sociologues, tend à faire passer les rapprochements prometteurs vers les ateliers d’antan au second plan, au profit de modèles d’innovation économique et sociale libertaires. « Malheureusement, la principale compétence dans la culture maker ces temps-ci semble consister à tenir une feuille de calcul sur Google Drive avec un business plan et une stratégie cohérente de relations publiques pour les médias sociaux. […] »10

Comme une conclusion

Ces lieux émergents abordent ou chatouillent malicieusement les enjeux actuels du « bien vivre » et « agir ensemble », et c’est sans doute cela leur « fonction » inavouée finale : créer des espaces physiques d’appropriation sociale et de partage de savoirs, d’échanges et de réflexions.

Le statut associatif permet facilement de concevoir ces dispositifs et situations locales.

On pourra se référer aux nombreux écrits sur « l’associationnisme » de Jean-Louis Laville qui décrit parfaitement cette irruption asynchrone, ces formes d’économie et de pratiques populaires.

Cette recherche inductive, qui dessine des réponses à partir d’expériences vécues – comme un pendule entre émancipation et transformation sociale – produit des connaissances situées, durables et soutenables, imagine une citoyenneté sociale dans un environnement numérique.

Puisque nous savons que nos traces numériques et nos objets technologiques ne disent pas qui nous sommes mais ce dont nous sommes capables, faut-il imaginer des technologies non pour tous, mais par tous ?

  1. centenaire-shannon.cnrs.fr
  2. Charbonneau, B. et Ellul, J. «Directives pour un manifeste personnaliste», 1999.
  3. Régnauld, I. « Innover avec Gilbert Simondon, ou comment réapprendre à faire aimer les machines », maisouvaleweb.fr, 2017.
  4. Citton, Y. « Pour une écologie de l’attention », Seuil, 2014.
  5. Citton, Y. « Pour une écologie de l’attention », Seuil, 2014.
  6. Bellanger, J. et Giffard, A. « Culture numérique commune en l’an 2014 », https://medium.com/@julbel/culture-num%C3%A9rique-commune-en-lan-2014-9b70083008a5, 2017.
  7. Séris, J.-P. « La Technique », P.U.F. Paris, 1994.
  8. « AteliersystemD », http://fablabo.net/wiki/AteliersystemD
  9. « Société des Ateliers » – Reso-nance Marseille, http://reso-nance.org/wiki/projets/sda/accueil
  10. Fonseca, F. « Gambiarra: repair culture », Makery, http://www.makery.info/en/2015/03/31/gambiarra-la-culture-de-la-reparation/

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