Faire aimer pour connaître, connaître pour s’engager : rôle d’une institution scientifique et culturelle

La CSTI contemporaine : transitions et lien aux territoires

Entretien avec Nathalie Mémoire, directrice du Muséum de Bordeaux qui a mené le projet scientifique et culturel de la rénovation  du Muséum de Bordeaux jusqu’à sa réouverture en 2019. Elle revient sur les enjeux de cette aventure.

 

Le nouveau parcours du Muséum de Bordeaux met en valeur les collections à la lumière des interrogations liées aux enjeux environnementaux et une offre de médiation innovante y est développée. Cette réouverture, suivie de près par celle du Muséum d’Orléans pour la Biodiversité et l’Environnement (MOBE), a ouvert une vague de rénovation qui concernera ces prochaines années le musée zoologique de Strasbourg ainsi que les muséums de Lille et Nantes.

 

Quels ont été les grands axes qui ont présidé à la rénovation du Muséum de Bordeaux ?

Nous avons intitulé l’axe principal « La nature vue par les hommes ». Ce titre correspond à une sorte d’enracinement, une perspective historique allant jusqu’à aujourd’hui. La nature est un concept qui n’existe que par le regard porté par les humains, nos prédécesseurs, dans les contextes sociaux et scientifiques de différentes époques, nous-mêmes et nos contemporains aujourd’hui dans la perspective de l’héritage que nous laisserons à nos enfants.

 

Ce projet s’inscrit donc dans une continuité ?

En effet, la thématique de la classification du vivant reste un sujet au cœur des muséums. Mais cette classification ne repose plus, au XXIe siècle, sur les mêmes bases qu’au moment de leurs fondations.  Par ailleurs, à Bordeaux lors de la préparation du projet scientifique et culturel, nous avions une pression intégriste et créationniste non négligeable. Ce fut donc une de mes motivations pour aborder le sujet en plaçant la construction scientifique au cœur du parcours. Si le thème de la classification s’inscrit dans la continuité des missions des muséums, l’idée de présenter le cheminement scientifique représente une forme de rupture. En effet, dans l’ancien muséum, la classification était exposée de manière implicite, comme un fait ou une vérité donnée. Or une classification n’est pas un fait mais une construction intellectuelle, répondant à un objectif. C’est la raison pour laquelle nous avons voulu évoquer cette démarche dans une partie du parcours qui s’intitule « Classer d’hier à aujourd’hui » et marque quelques étapes, de l’Antiquité à nos jours. Ces jalons conduisent le visiteur jusqu’à la classification phylogénétique du vivant telle qu’elle fait consensus aujourd’hui. Une salle attenante développe, avec plusieurs exemples, la question générale des objectifs d’une classification et des critères de classement, la diversité des records du vivant, les questions de définition de l’espèce, et celles de lecture et de sens de la nomenclature binomiale. Puis, dans la galerie principale, la thématique « Classer le vivant » développée pour les vertébrés, s’accompagne de multiples dispositifs, graphiques, scénographiques, multimédias, jeux de poupées russes, permettant l’illustrer les emboitements taxonomiques.

 

« Classer le vivant » – Crédits : ©FDeval

 

Quelles sont les grandes thématiques retenues qui n’étaient pas présentées dans l’ancien musée ?

Parmi les éléments d’innovation, figure la place de l’Homme qui n’existait absolument pas dans l’ancien établissement où l’Homme était complétement décentré du reste de la nature. Nous avons voulu remettre l’espèce humaine au cœur du vivant, dans sa dimension biologique mais aussi culturelle, avec son action, son regard et ses interrogations sur la nature. L’humain est présent à la fois comme objet et comme sujet, le visiteur devenant lui-même objet et sujet. C’est un élément fort du parcours muséographique.

 

Comment le déclinez-vous dans le parcours ?

Dans l’espace permanent, le cheminement commence par la diversité immédiatement observable par chacun dans la nature : les couleurs, les tailles, les formes puis les milieux. Ensuite, avec la thématique « Découvrir le monde », nous abordons la provenance de nos plus anciennes collections. Celles-ci viennent de toutes les parties du monde alors que les collections régionales sont entrées plus tard. Les collections mondiales constituées, au cours du XVIIIe siècle puis du début du XIXe sont à l’origine du musée. A Bordeaux, sans doute comme à Nantes ou au Havre, la constitution de ces collections est évidemment liée au commerce avec les colonies et les outre mers. A la faveur de ces voyages commerciaux, des capitaines de navires, chirurgiens de marine ou missionnaires rapportent des collections. Nous avons voulu réinterroger cette histoire en présentant les espèces européennes connues à l’époque puis celles découvertes sur les différents continents. La section « Collectionner, c’est choisir » permet d’aborder l’impact des centres d’intérêts des collectionneurs ayant alimenté les collections publiques et l’importance des techniques de conservation et de présentation.

Cela nous emmène vers la question de la construction de l’inventaire du vivant puis vers la classification.  Une autre thématique, « Exploiter, préserver la nature », invite le public à s’interroger. Là, nous abordons les menaces qui pèsent sur la biodiversité, jusqu’à l’extinction de certaines espèces résultant des activités humaines, de manière directe ou indirecte. Nous présentons également l’exploitation de la nature avec la domestication. C’est un sujet qui n’a pas intéressé les premiers conservateurs du musée, mais au tout début XXe un de mes prédécesseurs, le Pr. J. Künstler, a travaillé sur les espèces domestiques et en particulier sur les chiens. Nous disposons ainsi d’une collection de chiens unique. Dans cette séquence, un écran tactile permet au visiteur de donner son avis sur les raisons de préserver (ou non !) la biodiversité et de se confronter aux points de vue de différentes personnalités.

Un étage est réservé au parcours dit semi-permanent et permettra un renouvellement des sujets et des collections exposées sur un temps long (4 à 5 ans). L’une des salles de cet espace est réservée à une thématique biologique, anatomique, physiologique ou géologique. Ainsi, pour la réouverture, l’exposition « Manges-moi si tu peux », permet de présenter les dispositifs anatomiques de la prise de la nourriture à travers le vivant, depuis la trompe de papillons ou le bec des colibris et leur langue en gouttière qui aspirent le nectar, les branchiospines de l’Alose filtrant le plancton ou les fanons de la Baleine du Groënland retenant le krill, la lanterne d’Aristote des oursins permettant de brouter les algues à la surface des rochers, ou les molaires à croissance prolongée des chevaux permettant de venir à bout de la silice des végétaux qu’ils consomment.

 

« Diversité des couleurs » – Crédits : ©FDeval

 

Et, à l’inverse, quels sont les thèmes qui s’inscrivent dans une continuité ?

Dans l’ancien musée, les collections générales étaient présentées dans la galerie du deuxième étage. La présentation de la thématique « Classer le vivant » dans cette galerie à l’architecture restaurée et mise en valeur, s’inscrit dans cette continuité.

Au premier étage, étaient montrées les collections dites régionales, donc constituées dans un second temps par rapport à celles issues du monde entier. Nous avons voulu nous inscrire dans le territoire et donc conserver une place aux collections régionales, mais présentées autrement et de manière thématique. Cette exposition, également semi-permanente, est consacrée, pour la première rotation, au littoral Aquitain. Notre fonds de collections nous permettra de renouveler cet espace avec d’autres thématiques régionales qui pourraient être les zones humides ou les Pyrénées.

 

Depuis sa réouverture en 2019, le musée continue-t-il d’évoluer vers de nouveaux contenus et de nouveaux publics ?

Les expositions temporaires nous permettent de développer et illustrer plus largement des thèmes évoqués plus ou moins rapidement dans le parcours permanent qui sert de trame ou de référence. Parmi les innovations qui ont permis de toucher de nouveaux publics, nous avons ouvert le Musée des Tout-petits dont nous avions réalisé une préfiguration dès 2006, avec l’exposition « Tous les bébés », avant la fermeture pour rénovation. Cet espace est un musée dans le musée, aménagé pour les 0 à 6 ans. C’est, je pense, le premier muséum d’histoire naturelle sur le territoire national qui touche spécifiquement cette tranche d’âge. Il est à la fois ouvert au public familial et aux groupes, les écoles maternelles et les crèches. Nous nous adressons donc vraiment aux plus petits pour lesquels nous adaptons le discours, le choix de collection, la scénographie et l’accueil. Parmi les autres éléments nouveaux, il y a l’animation multimédia, une animation qui permet de décoder le parcours de la galerie « La nature vue par les hommes ». Nous avons plusieurs fois par jour 15 minutes de projection sur deux grands écrans qui tombent du plafond de la salle et présentent les différents grands thèmes, complétés par l’éclairage progressif des différentes vitrines où chaque thème est développé. Cet accès est facilitateur pour tous les adultes, les jeunes et pour le public familial.

 

Façade du Muséum de Bordeaux – Crédits : ©FDeval

 

Une innovation importante est liée également à la présence de médiateurs dans les espaces d’exposition.

Cela reste véritablement l’élément novateur au muséum de Bordeaux. Nous n’avons plus de gardiens au sens traditionnel du terme dans les salles mais des médiateurs scientifiques. La sécurité est assurée par une équipe réduite de prestataires extérieurs spécialisés. Un médiateur scientifique est présent dans chaque espace, ils sont donc cinq par jour en simultané pour une équipe totale de 10 à 12 pour couvrir la totalité des jours et heures d’ouverture. Ils viennent au-devant des visiteurs et peuvent à la fois présenter les espaces, répondre aux questions, indiquer où se trouvent les informations complémentaires et personnaliser le discours. Il y a du numérique dans le musée, des écrans vidéo, des écrans tactiles, de l’audio (ambiances sonores et bornes audios), mais la présence humaine reste irremplaçable et complémentaire. Cette présence apporte aux visiteurs une expérience personnalisée tout à fait exceptionnelle, ainsi que ceux-ci en témoignent régulièrement auprès des équipes. Ces médiateurs ont à leur disposition un petit chariot de collections qu’ils vont pouvoir montrer aux visiteurs. Ce sont des sortes « d’appâts à visiteurs » qui permettent d’accrocher le public, d’engager la conversation et de pouvoir commencer un échange. L’objectif est de délivrer des informations et donner des connaissances à partir de ce que les collections vont provoquer comme curiosité, émerveillement ou réflexions. Les médiateurs recueillent aussi la parole des visiteurs et leurs points de vue sur ce qu’ils voient et de façon plus large sur leurs conceptions de la nature, leurs réflexions ou leurs engagements. Le propos des médiateurs est sans cesse adapté et renouvelé.

 

Le Muséum de Bordeaux est le premier d’une nouvelle génération de muséums à avoir réouvert ses portes en 2019, juste avant Orléans. Strasbourg, Lille et Nantes suivront. En quoi les missions du muséum au XXIe siècle sont différentes de celles d’il y a trente ans ?

Je me souviens d’une première vague de rénovations au début des années 1990 avec Dijon, Bourges, Grenoble et Orléans dans la foulée de la Grande Galerie du Muséum national d’Histoire naturelle (MNHN). Ces rénovations apportaient un nouveau souffle ; elles étaient en rupture avec les présentations XIXe es muséums un peu laissés à l’abandon jusqu’à ce réveil. Ces muséums proposaient des parcours thématiques qui n’existaient pas avant ; c’était vraiment novateur et intéressant. Ils étaient souvent assez épurés scénographiquement, avec un allègement important des collections exposées. Depuis, le public s’est diversifié et a varié ses attentes. Aujourd’hui, pour moi, les missions restent d’abord de sensibiliser par la découverte, l’émerveillement. Le désir de connaissance peut être créé par l’émerveillement. En d’autres termes : l’effet spectaculaire et esthétique va ouvrir des portes pour l’apport de données et d’informations que l’on va trouver chez nous mais aussi ailleurs par la lecture, d’autres visites. C’est là véritablement notre rôle. Et les atouts des muséums, par rapport à d’autres structures, sont les collections. A nous de les faire vivre et parler. Elles sont le témoignage matériel de ce patrimoine naturel en train de se fragiliser et disparaître. C’est un trésor totalement irremplaçable. Les collections d’une très grande majorité des espèces ne pourront plus être reconstituées.

 

« La nature vue par les hommes » – Crédits : ©FDeval

 

Et la tendance dans le propos de ces établissements serait liée à l’Anthropocène ?

Pour tous les musées qui se trouvent dans une phase de rénovation depuis le XXIe siècle, la prise en compte des enjeux de l’environnement comme fil rouge des parcours est en effet une tendance forte. Elle est aujourd’hui mise davantage en avant et affichée, même si elle était implicite dans les réalisations de la fin du XXe siècle. Au Muséum de Toulouse, la question de la classification du vivant était très présente au moment de sa réouverture en 2008. Cette période correspond au moment où la classification phylogénétique est intégrée dans les programmes scolaires. Cela reste aussi un élément tout à fait principal de notre parcours puisque pour protéger, il faut connaître. Mais dès la rédaction du projet, nous avons voulu donner une place centrale à l’invitation à la réflexion et la formation du citoyen aux enjeux de l’environnement. La place de l’humain dans ce contexte était donc essentielle : nous avons donc choisi de le réintégrer à sa place biologique, à sa place culturelle et avec son action sur la nature ; cette place de l’humain est l’un des axes forts du projet de réouverture du Muséum de Bordeaux.

 

Aussi, pour aller plus loin, le rôle du muséum serait-il aujourd’hui de prendre position ?

Pour moi, le muséum doit inviter chacun à se positionner en connaissance de cause. Si le musée doit se monter exemplaire dans la réalisation de ses projets, il n’a pas à donner d’injonctions. Cela serait contreproductif et c’est, à mon sens, contraire à l’invitation à une démarche citoyenne responsable. Donner des instructions, c’est déresponsabiliser, donc ce n’est pas possible. A chacun de prendre sa part de responsabilité et de s’engager ensuite à agir. Je pense que nous avons en effet à montrer la part de notre engagement en tant que structure culturelle et scientifique. Ensuite, prendre position d’une manière culpabilisante ou moralisatrice n’est vraiment pas notre rôle.

 

Quelle est la part d’engagement au Muséum de Bordeaux ?

L’engagement a pu se traduire dans la rénovation du bâtiment : doublage des murs et des fenêtres mais surtout, nous disposons d’une position topographique idéale à la croisée de deux branches du réseau d’assainissement : grâce à cela, la rénovation du bâtiment a pu intégrer un récupérateur de calories qui permet de chauffer et climatiser le bâtiment de façon totalement autonome et sans émission de CO2.  D’autre part, dans les expositions temporaires, il nous a toujours semblé intéressant de réutiliser des éléments constructifs de l’exposition précédente, et de réadapter le mobilier. Dans le passé, nous le faisions pour des raisons principalement économiques, aujourd’hui pour des raisons écologiques. Pour l’exposition « Jangala, au cœur de la jungle indienne », ouverte depuis février 2023, nous avons réutilisé les éléments de décors d’une exposition du Muséum national d’Histoire naturelle que nous avions récupérés en 2016 et que nous avions stocké depuis. En effet, au lieu d’envoyer ces éléments à la benne après l’exposition Grands singes, le MNHN a proposé aux muséums en régions, comme ils le font maintenant assez régulièrement, de récupérer ces éléments. C’est aussi ce qui se développe de façon plus générale au niveau de la direction de la culture de la ville de Bordeaux avec l’aménagement en cours d’une recyclerie pour l’ensemble des musées. C’est beaucoup de travail pour les équipes, c’est moins simple qu’il n’y paraît mais très satisfaisant et cela met en cohérence nos valeurs et nos actions. C’est donc bien sûr dans ce sens-là que nous devons continuer de nous diriger.

Les commentaires sont fermés.